Tribune de Pierre Favre : proposition de suppression de l’agrégation et de concours national MCF

Nous reproduisons ci-dessous une tribune de Pierre Favre, qui fait suite aux prises de positions sur l’agrégation exprimées dans notre dossier « Agrégation », publié dans Système D n°23 (juin 2008). Un tiré-à-part facilement imprimable est également disponible.


Un des débats majeurs que suscite la récente loi LRU du 10 août 2007 « relative aux libertés et responsabilités des universités » porte sur le recrutement des enseignants. Il est clair qu’on s’oriente vers une diminution de la proportion des enseignants titulaires issus de recrutements entièrement (agrégation) ou partiellement (par l’intervention du CNU) nationaux au bénéfice des emplois à durée limitée effectués sur critères locaux. Cette évolution, amplement débattue par ailleurs, suscite légitimement une profonde inquiétude. On versera au dossier, en prolongement du précédent numéro de Système D, une discussion moins immédiatement reliée à l’actualité : celle de l’aménagement des procédures de recrutement en science politique qui pourrait résulter de la suppression de l’agrégation telle qu’elle est demandée par l’ANCMSP et telle d’ailleurs que je l’avais évoquée dans mon rapport sur l’agrégation 2002-2003 (rapport publié dans Palaestra).

Quelles sont à gros traits les caractéristiques actuelles des procédures de recrutement des personnels enseignants titulaires en science politique (je ne prends pas en compte ici les divers enseignants vacataires, qu’ils soient par ailleurs fonctionnaires – au CNRS ou dans l’administration – ou non) ?

Le recrutement des maîtres de conférences, ce n’est plus guère contesté aujourd’hui, laisse place à trop d’incertitudes et d’inégalités pour garantir que ce sont les meilleurs qui obtiennent les postes. Ce constat doit être fait avec mesure, et il faut dire haut et fort que de nombreux maîtres de conférences sont d’une très grande qualité. Mais le système tel qu’il fonctionne n’assure pas que tous les nommés aient cette qualité : il permet au contraire que des candidats soient recrutés alors qu’ils n’auront pas ensuite dans la discipline une présence significative et ne seront pas des enseignants réellement en prise sur les évolutions scientifiques. Il n’est pas nécessaire de détailler ici les mécanismes qui produisent ce résultat, ils ont été souvent analysés. Le C.N.U., lorsqu’il qualifie les candidats, a toujours entendu son rôle a minima : la qualification indique, ce qui n’est déjà pas rien, que le candidat appartient bien à la discipline et que le niveau de sa thèse est suffisant pour lui permettre de prétendre à un poste, mais la responsabilité du recrutement final est renvoyée aux universités. Le C.N.U. aurait pu (et à mon sens aurait dû) entendre son rôle autrement et qualifier chaque année un nombre de candidats proche du nombre des postes disponibles, ce qui aurait limité considérablement la possibilité de « jeu » des universités. Dans les universités ensuite, la sélection des candidats se fait dans des conditions qui n’assurent pas un choix optimum : lecture précipitée des thèses, sélection des auditionnés en un temps limité et sur des bases incertaines, audition beaucoup trop courte (on recrute pour quarante ans un fonctionnaire sur la base d’un entretien de vingt minutes !), composition en partie aléatoire des commissions qui introduit un aléa qui peut être considérable. Peut-on faire dépendre un recrutement du fait qu’une commission se réunit un mardi ou un vendredi, car les présents ne seront pas les mêmes ? Enfin, le mécanisme final des choix successifs ajoute un effet particulièrement pervers : une commission peut ainsi placer en troisième rang un candidat dont elle ne veut pas mais à qui l’on ne souhaite pas, souvent pour de légitimes raisons internes, faire un camouflet, et voir ce candidat finalement retenu car les deux premiers ont été choisis ailleurs et ont préféré une autre université. Inutile de dire que cette succession d’étapes si particulière donne libre cours à bien des tentatives de manipulation de la part des acteurs intéressés, même si la plupart des intervenants assurent leurs fonctions avec une grande rectitude et le grand dévouement qu’elles demandent. Quiconque a participé à ces épuisantes procédures peut témoigner qu’on en sort souvent désemparé et ne comprenant pas exactement ce qui s’est passé au fil des débats et des votes.

Le recrutement des professeurs par l’agrégation est tout autre (je n’aborde pas le problème des autres voies d’accès au professorat, dont l’ouverture est aujourd’hui dramatiquement insuffisante). Le temps d’audition des candidats par le jury est pratiquement multiplié par dix par rapport aux Commissions de spécialistes, puisque les candidats finalement recrutés ont passé quatre épreuves : une discussion sur travaux de 45 minutes et trois leçons de 45 minutes (dont pour chacune quinze minutes de débat avec le jury). Les travaux ont fait l’objet d’un examen approfondi donnant lieu à la rédaction de deux rapports étoffés : là où les rapporteurs des Commissions de spécialistes travaillent dans l’urgence et sont en charge de trop nombreux dossiers, les rapporteurs du jury d’agrégation disposent de cinq mois pour prendre connaissance d’une dizaine de dossiers. Le candidat est ensuite écouté par un jury connu d’avance et strictement identique du début des épreuves à la fin, ce jury ayant tout au long du concours de fréquentes réunions pour débattre du déroulement de l’épreuve, des sujets donnés aux candidats, des prestations de ceux-ci épreuve par épreuve, des critères de sélection mis en œuvre. A la fin du concours, les membres du jury connaissent fort bien les candidats admissibles et les recrutements qu’ils opèrent se font sur la base d’une somme considérable d’informations. C’est donc cette fois avec le maximum de garanties que s’opère le recrutement d’un fonctionnaire pour quarante ans. On ne veut certes pas dire qu’un jury d’agrégation ne commet jamais d’erreur ou qu’il échappe par nature à d’éventuelles manœuvres ou manipulations, mais on soutient que les « ratés » des jurys sont considérablement moins nombreux que ceux que l’on doit hélas mettre au débit de la procédure de recrutement des maîtres de conférences. On néglige aussi souvent un autre effet positif de l’agrégation : un concours aussi sélectif se prépare, et normalement ceux qui s’y préparent le mieux acquièrent au moment de l’agrégation une culture systématique en science politique qui leur permet d’enseigner dans plusieurs spécialités et de couvrir beaucoup plus largement la discipline que quelqu’un qui n’a pas fait cette préparation.

Mais comme toute institution, l’agrégation a aussi ses défauts et quelques effets pervers. Son défaut majeur me semble être de donner par la nature même des épreuves (orales, après préparation en loge) un considérable avantage à ceux qui, par formation, par origine sociale ou géographique, voire par tempérament, sont à l’aise dans des exercices qui restent tout de même bien artificiels. En bref, aux « bêtes à concours » qui d’ailleurs dans beaucoup de cas, seront aussi très à l’aise dans un amphithéâtre. Mais rien ne garantit que ceux qui ne réussissent pas dans les conditions extrêmes d’un concours, ceux qu’un jury désarçonne et qu’une préparation en temps limité déconcentre, ne seraient pas eux aussi d’excellents enseignants. Même si les jurys d’agrégation tendent de plus en plus à accroître le poids de la recherche dans le recrutement des agrégés, c’est la maîtrise pratique d’un exercice académique (la leçon en loge) qui reste déterminant, par un effet mécanique inévitable (il s’agit de trois épreuves sur quatre). Les agrégés ne seront donc pas nécessairement par la suite les chercheurs féconds qu’ils devraient être. On peut également s’interroger sur les conséquences sur les résultats de la composition des jurys d’agrégation, qui dépendent on le sait du seul président. Si l’on est optimiste, on dira que les « effets d’école » qui peuvent résulter du caractère discrétionnaire de cette composition se compensent au cours du temps, par la succession de jurys différents (encore faudrait-il que le ministère consulte plus largement avant de nommer un président). Mais peut-on demander à un candidat d’attendre quatre ou six ans avant qu’une tendance dominante s’inverse ? L’effet pervers, quant à lui, est que l’agrégation, de par ses caractéristiques, favorise les plus jeunes : un jeune docteur normalien qui a passé l’agrégation du secondaire il n’y a pas si longtemps sera plus en prise sur ce mode de recrutement qu’un maître de conférences de 37 ans qui fait d’excellents cours mais n’a plus vraiment envie de rejouer les Grands oraux… Or, dans beaucoup de ses composantes, le monde universitaire accorde encore beaucoup plus de considérations, de responsabilités et d’avantages aux professeurs qu’aux maîtres de conférences, et ce ne paraît pas la meilleure des choses que de jeunes et brillants agrégés « sur-sélectionnés » par l’agrégation accèdent si tôt au statut favorisé de professeur de l’enseignement supérieur.

Les considérations qui précèdent imposent la conclusion. Le concours demeure, pour le recrutement des universitaires – en paraphrasant la formule fameuse – la pire des procédures à l’exception de toutes les autres. Il faut donc conserver le concours national, avec toutes les garanties qu’il comporte, mais le placer à un autre niveau, celui du recrutement des maîtres de conférences, là où aujourd’hui la procédure est manifestement inadéquate. Nous plaidons donc pour la suppression du concours d’agrégation et pour sa transposition en vue du recrutement national des maîtres de conférences. Pour éviter toute ambiguïté, je dois le souligner fortement : la pire solution serait la pure et simple suppression de l’agrégation sans l’institution symétrique d’un concours national de recrutement à la maîtrise de conférences. Il resterait à réfléchir aux modalités d’un tel concours, et l’on se contentera de suggérer qu’il comporte trois épreuves, une classique épreuve de discussion des travaux, une épreuve de leçon en loge sur le modèle de l’actuelle agrégation, et … un écrit anonyme en temps limité (par exemple sur une question d’ordre pédagogique : syllabus d’un cours, projet de programme de conférences de méthodes). Il manque dans nos concours une épreuve anonyme sur un sujet unique susceptible de double ou triple correction en aveugle, que le traitement de texte et internet rendraient beaucoup plus facile à organiser aujourd’hui.

On répondra pour finir à l’objection « localiste » consistant à dire que, face à un recrutement national des maîtres de conférences, les universités perdraient la liberté de leur recrutement. Notons d’abord que, légalement, la loi du 10 août 2007 le permettrait puisque déjà dans son article 25, elle fait une exception pour l’agrégation actuelle (« Sous réserve des dispositions statutaires relatives à la première affectation des personnels recrutés par concours national d’agrégation d’enseignement supérieur »). Surtout, la volonté des universités et souvent en pratique des commissions de spécialistes, de recruter en fonction des besoins locaux actuels d’enseignants qui le resteront 40 ans me semble un leurre : les jeunes maîtres de conférences auront tôt fait d’obtenir leur mutation et/ou de changer de spécialité et d’enseignement. Il est d’intérêt général de recruter avec une vision de long terme (pour quarante ans, redisons-le une fois encore) les meilleurs maîtres de conférences possibles par un concours national unitaire.

La carrière des personnels statutaires de l’enseignement supérieur se déroulerait alors, dans notre discipline comme dans la plupart des disciplines de sciences sociales, selon l’enchaînement suivant : concours national de recrutement pour la maîtrise de conférences, puis passage au professorat plusieurs années après par recrutement local sur la base d’une évaluation du travail pédagogique et des recherches effectuées après la thèse (cette deuxième évaluation prenant normalement la forme de l’habilitation à diriger des recherches). On peut hélas craindre qu’on soit aujourd’hui au plus loin d’une rationalisation des procédures de recrutement de ce modèle, ou d’un modèle qui s’en rapprocherait.