« L’université Française, ses perturbations et ses perturbateurs » : réponse

Le 26 décembre 2012, Brice Le Gall, doctorant au CSE, réagissait sur la liste ANCMSP à un texte de François Vatin, « L’université Française, ses perturbations et ses perturbateurs » (www.journaldumauss.net/spip.php?article953).

Son texte, richement documenté, dénonce la stigmatisation croissante des bacheliers technologiques et professionnels à l’université et revient sur les rapports de classes qui sous-tendent le rapport aux études et à l’autorité pédagogique.
Il rappelle au passage que les transformations de l’université ne sont pas uniquement dues à l’arrivée de « nouveaux publics ». Cette « massification », particulièrement ségrégative, concentre « les publics les plus dominés dans les institutions les plus dominées symboliquement et souvent aussi matériellement ». Dès lors, la « question de la détérioration du rapport pédagogique (…) ne se pose pas de la même façon selon les établissements ».
Sa conclusion optimiste a achevé de nous convaincre : « il existe des jeunes doctorants et docteurs précarisés ainsi que des maîtres de conférence et des professeurs qui ne jugent pas indigne leur public de premier cycle et qui n’ont pas renoncé à l’idée de concilier une véritable démocratisation de l’enseignement supérieur et un maintien du niveau des exigences académiques ».

Il nous a donc paru utile de le publier sur notre site. Bonne lecture !


Cher(e)s collègues,

En réaction au texte de François Vatin, il est important de rappeler quelques vérités sous peine de voir se diffuser une vision trop partielle et partiale des transformations de l’enseignement supérieur en France. En plus de renforcer l’idée du fameux « déclin » de l’université, l’analyse proposée repose sur un diagnostic tronqué qui conduit à voir dans la sélection (ce qu’il nomme les « problèmes d’orientation ») la réponse à tous les maux dont l’université souffrirait.

Il ne s’agit pas de renvoyer au « statut quo » ou encore de dénier les éléments empiriques rapportés : la corrélation statistique entre le type de bac et la réussite en licence est une évidence, tandis que la « bordélisation » dont est victime cette enseignante (phénomène relativement courant dans l’enseignement secondaire, en tout cas dans les établissements les plus populaires du point de vue de leur recrutement) n’est sans doute pas un cas isolé à l’université. La faible préparation des enseignants-chercheurs à l’accueil de ce qu’il a été convenu d’appeler les « nouveaux étudiants » et plus généralement la faible place occupée par les questions pédagogiques dans l’univers académique expliquant déjà en partie l’existence de ce type d’interactions malheureuses.

Les principaux problèmes du texte de F. Vatin tiennent plutôt à la dissimulation des rapports de classes qui sont en jeu derrière « la mise en miroir » proposée, ainsi qu’à une mise en perspective historique insuffisante des transformations de l’enseignement supérieur qui amène à sous-estimer la diversité des logiques ayant conduit à transformer le rapport au savoir des étudiants (et plus généralement le rapport pédagogique dans les universités).

Tout d’abord, il faut préciser (voir tableau en pièce jointe) que la concurrence subie par l’université ne date pas de la dernière décennie et qu’elle n’a pas grand-chose à voir avec la présence en masse des petits chenapans (les bacheliers technologiques et professionnels) au cœur de l’analyse de F. Vatin. Il y a bien une diminution de la part des étudiants inscrits à l’université (entre 1970 et 2010, hors IUT, elle passe de 82% à 57%) et, donc, un effritement du monopole de l’université dans la formation des jeunes générations. Mais ce phénomène, qui peut recouvrir, ou non, des « stratégies d’évitement » de l’université, a été beaucoup plus intense sur la période 1970-1990 (-19 pts contre -6 entre 1990 et 2010) et il renvoyait alors probablement plus à la politique volontariste de diversification et de « professionnalisation » de l’enseignement supérieur (création et multiplication des IUT, IAE, explosion du nombre des écoles de commerce reconnues par l’Etat, etc.) qu’à une « mauvaise image de l’université » ou encore à une « privatisation rampante » portées par les seules stratégies des familles.

Deuxièmement, il faut rappeler que l’université s’est elle aussi considérablement transformée au cours des 40 dernières années : sous l’effet notamment de la deuxième « massification » étudiante, on a vu se multiplier les disciplines et savoirs « pratiques », « appliqués », souvent jugés plus « utiles » par les étudiants parce que censés être plus facilement mobilisables sur le « marché du travail ». Dans un contexte d’inflation/dévaluation des diplômes et de crise de l’emploi frappant particulièrement les jeunes générations – notamment ses fractions les plus populaires dont les bacheliers technologiques et professionnels font partie –, c’est, ainsi, à un progressif renversement de la table des valeurs académiques que l’on a assisté. Mais il est important de souligner que si ce processus a été porté en partie par l’arrivée d’un public moins disposé à l’art de la dissertation et de la belle écriture, il s’est opéré aussi avec la complicité plus ou moins active des enseignants-chercheurs dont les savoirs étaient en affinité avec la rhétorique de la « professionnalisation » et plus généralement avec la nouvelle donne économique et politique qui s’est progressivement imposée. Par exemple, la gestion, discipline encore jugée peu légitime scientifiquement, représente aujourd’hui le deuxième plus gros contingent d’enseignants-chercheurs et la plupart d’entre nous peut constater au quotidien que s’affirme de façon croissante un « esprit gestionnaire » insistant sur le caractère utilitaire des études. La transformation progressive des curricula, l’explosion des DESS et master pro, l’importance croissante accordée aux « stages », aux « projets » et aux « débouchés professionnels » des étudiants, etc. en témoignent à leur façon. Ainsi, l’effritement des « valeurs traditionnelles » de l’université (si F. Vatin entend par là le fait d’entretenir un rapport « à la culture pour la culture ») n’est pas un phénomène monolithique que seules les transformations du recrutement étudiant seraient en mesure d’expliquer : « l’utilitarisme » souvent dénoncé des étudiants et plus généralement leur rapport instrumental à l’institution universitaire est aussi le produit d’une politique ancienne promue par le patronat, le ministère et les organisations internationales depuis au moins le début des années 1960. Et cette politique a été relayée en interne par certains enseignants, en particulier dans les disciplines qui avaient intérêt à promouvoir un « esprit de marché » à l’extérieur comme à l’intérieur de l’université.

Troisièmement, il faut rappeler que l’ouverture relative de l’université à de nouveaux publics ne s’est pas réalisée dans les mêmes proportions selon les disciplines et établissements et que la dimension ségrégative de la massification est sans doute en partie au cœur des problèmes. Par exemple, en 1ère et 2ème année d’économie, la part des bacheliers technologiques et professionnels ainsi que la part d’enfants d’ouvriers (les deux variables étant évidemment étroitement corrélées) peuvent varier du simple au quintuple selon l’université (voir tableau en pièce jointe). Et la logique à l’œuvre est la pire puisqu’elle consiste à concentrer les publics les plus dominés dans les institutions les plus dominées symboliquement et souvent aussi matériellement. En effet, on sait que plutôt que de concentrer les moyens financiers dans les institutions qui en auraient le plus besoin, le ministère consacre depuis longtemps bcp plus d’argent aux élèves des classes prépa, des grandes écoles et des universités dîtes prestigieuses, cad à ceux qui cumulent déjà tous les avantages économiques, sociaux, culturels et qui avaient initialement les probabilités de « réussite » les plus élevées. Dans ces conditions, la question de la détérioration du rapport pédagogique comme des dispositifs qu’il faudrait mettre en œuvre pour accueillir ces « nouveaux étudiants » ne se pose pas de la même façon selon les établissements. Elle renvoie notamment aux effets des politiques universitaires qui, au nom de la « compétition internationale », tendent à transformer certaines universités en « pôle d’excellence » tandis que d’autres se transforment progressivement en collèges universitaires voués à l’encadrement d’un public de premier cycle dominé scolairement. Or parce qu’il est évident que la possibilité de faire progresser ce public implique de meilleurs taux d’encadrement, des cours en petits groupes, une augmentation massive des heures d’enseignement, bref tout ce qui permet une meilleure socialisation des étudiants à l’image de celle qui se pratique dans les classes préparatoires ou les IUT, la question des moyens à allouer à l’université est évidement tout à fait centrale.

Mais venons-en au cœur du « malaise » soulevé par François Vatin. Il est significatif, et il n’aura échappé à personne, que les filières mentionnées censées respecter « les valeurs et la logique de l’université » (le droit, la médecine et la pharmacie) sont parmi les plus malthusiennes et, par conséquent, celles qui ont conservé le recrutement social et scolaire le plus élevé dans l’espace des disciplines universitaires. De même, « en mettant en miroir » les probabilités de réussite des bacheliers technologiques et professionnels et la « bordélisation » dont est victime cette enseignante, F. Vatin suggère une corrélation entre ces deux phénomènes. C’est ici peut-être le point le plus choquant de son texte puisque l’amalgame flirte alors avec un racisme de classe à peine voilé. Il convient donc de compléter et de rappeler que les bacheliers technologiques et professionnels et plus généralement les classes populaires n’ont pas le monopole des « incivilités », du « manque de respect », des « pratiques déviantes », ou simplement du chahut dans les cours. Outre les rites de passages curieusement tolérés dans les écoles de la bourgeoisie (on pense ici à des formes de bizutage parfois violents physiquement dans les écoles de commerce et d’ingénieur ainsi qu’en médecine), on peut rappeler qu’à Dauphine, université qui sélectionne son public en le recrutant très majoritairement dans les beaux quartiers de la capitale et dans les banlieues chics de la région parisienne, certains enseignants connaissent des difficultés en partie analogues. Cette université est déjà bien connue pour les conseils de discipline infligés à ses enseignants qui auraient usé d’une certaine liberté académique. On peut compléter cette image par ce bref extrait d’entretien réalisé avec une des rares étudiantes d’origine populaire inscrite à Dauphine, qui a été scolarisée antérieurement dans un lycée localisé en banlieue de Seine Saint Denis :

-Il y a eu une histoire avec la prof de macro parce que elle avait écrit les questions du contrôle sur le tableau. Elle n’avait pas fait de feuille, elle n’avait pas fait un sujet avec les questions sur feuille vous voyez.

-Oui ?

-Et j’ai jamais vu ça de ma vie, c’est comme si elle les avait insultés ! C’est que…bon, c’est vrai que c’était pas trop lisible, mais quand même il y a des façons de réagir, je veux dire… on n’a pas à se lever, à crier sur la prof. On dirait qu’on était dans un zoo.

-Ah oui, ils se sont lâchés…

-Ah, ils se sont lâchés. (En mimant des étudiants) : « Non mais c’est quoi ça, on est à Dauphine, vous pouvez pas nous imprimer, c’est votre devoir, vous êtes prof, vous devez nous imprimer… »

– Ils font la morale au prof ?

-Ah oui ! ah oui… J’étais choquée. Il y en a même une qui s’est levée et qui a dit « Moi je vais aller voir l’administration, c’est pas possible, on peut pas faire un contrôle dans ces conditions là… » OK ?! (silence) Ils se prennent pas pour de…. Ils se croient supérieur, c’est horrible ! »

Ce que trahit la scène rapportée par cette étudiante, c’est non seulement un mépris du service public et de ses agents (mépris de classe semble-t-il, car particulièrement marqué du côté de la bourgeoisie économique de droite qui a effectivement tout fait pour éviter le secteur universitaire non sélectif), mais aussi la même logique « consumériste » qu’une sélection encore plus drastique à l’entrée ne peut que renforcer (comme d’ailleurs une augmentation des frais d’inscription ou le développement d’un système de prêt pour les études).

Fondamentalement ce qui se joue derrière le rapport aux études et à l’autorité pédagogique, ce n’est pas seulement la série ou la mention obtenue au baccalauréat mais, plus généralement, une trajectoire solidaire d’un ethos lequel peut varier sensiblement selon la fraction de classe dont sont originaires les étudiants et selon la discipline dans laquelle ils s’engagent. Pour preuve, en sociologie, dans certaines universités, il existe des bacheliers technologiques et « même » professionnels qui manifestent une bonne volonté scolaire et culturelle, et qui, en dépit de leurs difficultés d’écriture, peuvent témoigner d’un véritable regard sociologique et produire de remarquables productions au niveau du master. Cela semble vrai lorsqu’ils sont originaires, en particulier, de la « petite fonction publique ». Et à condition notamment de les valoriser plus que les autres par des encouragements, il n’est pas non plus impossible d’instaurer une telle dynamique lorsqu’ils sont issus des fractions des classes populaires les plus dominées.

Par ailleurs, quand bien même les études n’aboutissent pas à l’obtention d’un diplôme, s’agit-il pour autant d’un « échec » ? Si c’est le cas selon une logique strictement comptable ou encore du point de vue des possibilités d’insertion professionnelle des étudiants (encore que cela n’exclut pas la reconversion le cas échéant vers d’autres filières), il n’est pas rare que des étudiants ne regrettent pas pour autant leurs années de sociologie notamment pour « l’ouverture d’esprit » et le « sens critique » que ces études ont pu développer chez eux. Et n’était-ce pas un privilège réservé aux classes supérieures d’antan que de s’engager en dilettante dans des études universitaires non directement tournées vers les nécessités professionnelles ?

Pour toutes ces raisons, le « jeu » ou le « décalage » qui peut exister entre les espérances subjectives des étudiants et leurs chances objectives d’obtenir un diplôme représente d’abord une chance dont il faut se saisir pour faire remplir à l’université une autre fonction qu’une fonction de reproduction sociale. Plutôt que d’entériner une conception darwinienne de la sélection universitaire, il serait donc plus juste et judicieux d’en appeler à une véritable réflexion collective sur la diversité des pratiques pédagogiques des enseignants-chercheurs, déjà au niveau de chaque département. On serait sans doute surpris de constater que les conclusions les plus élémentaires de la sociologie de l’éducation ne sont, si ce n’est refoulées, du moins peu partagées et que les préjugés fondés sur les signes extérieurs de la richesse scolaire (par exemple le fait d’associer spontanément le « brillant » à la belle dissertation) ont encore de beaux jours devant eux.

Pour terminer, précisons enfin qu’il existe des jeunes doctorants et docteurs précarisés ainsi que des maîtres de conférence et des professeurs qui ne jugent pas indigne leur public de premier cycle et qui n’ont pas renoncé à l’idée de concilier une véritable démocratisation de l’enseignement supérieur et un maintien du niveau des exigences académiques. Si pour eux le profil des bacheliers technologiques et professionnels n’a effectivement plus grand-chose en commun avec les figures de « l’héritier » et du « boursier » tels que les décrivaient les enquêtes sociologiques des années 1960, ils peuvent estimer aussi que ces étudiants méritent mieux que la stigmatisation et surtout partager la conviction qu’une de nos fonctions d’enseignant est aussi de rendre les choses possibles, même les plus improbables.

Bien cordialement,

Brice Le Gall

(Doctorant au CSE, ancien ATER et chargé de cours dans les universités d’Evry, Paris VIII et Limoges)