Ci-dessous le programme détaillé de la journée de réflexion « Sciences sociales et transformations de l’Université : vers une généralisation de la précarité ? » organisée par l’ANCMSP qui s’est tenue le 30 mars 2013 à la Salle des Actes de l’ENS Ulm.
- 9h30-10h : Accueil, café
- 10h-10h15 : Introduction de la journée (ANCMSP)
Partie I : Les sciences sociales dans l’Enseignement Supérieur et la Recherche (ESR)
10h15-11h30 – TR1 : Ce que l’ESR fait aux sciences sociales
Comment caractériser les transformations actuelles de l’emploi et des conditions de travail en sciences sociales dans l’ESR, et plus spécifiquement dans les universités ? Deux axes de discussion sont envisagés :
– Dans un contexte de réduction des budgets de formation et de recherche, quelles contraintes pèsent sur le recrutement en sciences sociales dans l’ESR, et plus particulièrement dans les universités ? Quid du statut d’enseignant-chercheur titulaire compte tenu de la multiplication de travailleurs précaires ? Quelle place pour ces derniers ?
– Quels effets la mise en concurrence (financement sur projets) et l’essor du « managérialisme » (impératifs gestionnaires, généralisation de l’évaluation) ont sur les pratiques et relations professionnelles des enseignants et chercheurs en sciences sociales ?
Isabelle Kustosz (IAE Lille)
Artemisa Flores Espinola et Joan Cortinas (Coordination nationale des précaires ESR)
Julien Fretel (AECSP)
Damien Cartron (CNRS)
Questions
11h45-13h00 – TR2 : Qu’est-ce que s’engager dans la réalisation d’une thèse en sciences sociales?
Dans quelles conditions réalise-t-on une thèse, a fortiori en sciences sociales ? Quel sens donner à cette entreprise ? Que peut-on en attendre ?
Pris dans l’étau d’une multitude de critères normatifs (injonctions à la réduction de la durée, exigence des critères de qualification au CNU puis du recrutement académique, impératif de socialisation au métier de chercheur et au groupe de pairs etc.), le parcours doctoral en sciences sociales doit aussi se réaliser dans des conditions de financement incertaines et changeantes (passage banalisé par la case chômage, période de latence après la soutenance dans l’attente d’un éventuel recrutement…). Qu’attendre du doctorat en sciences sociales ? Doit-on (et comment) défendre une spécificité du parcours doctoral dans nos disciplines ?
William Gasparini (directeur-adjoint de l’ED « Sciences Humaines et Sociales. Perspectives européennes », Université de Strasbourg)
Malgré les problèmes et les inquiétudes exprimées au cours de la table-ronde de ce matin, s’engager dans une thèse reste tout de même une aventure scientifique passionnante. Rappelons aussi que le doctorat est le grade le plus élevé délivré par l’enseignement supérieur français et l’essentiel de l’activité doctorale consiste en un travail de recherche novateur développant de nouvelles connaissances.
Dans le contexte des transformations récentes de l’université et de la rareté des postes de chercheurs ou d’enseignant-chercheurs fonctionnaires, on y réfléchit cependant à deux fois avant de se lancer dans une formation doctorale. Lorsque je parle de l’université, j’entends cet espace aux missions et fonctions multiples : lieu de production et de diffusion des connaissances, mais aussi espace de formation doctorale et employeur de doctorants (sous contrat doctoral) et de docteurs (en post-doc, sous statut de chercheur contractuel ou comme fonctionnaire –IGR, MCF-). Mais l’université est aussi un espace de postes et de positions occupés par différents acteurs universitaires, dont les doctorants. En SHS, ces derniers occupent souvent une position doublement dominée : du fait d’une part de leur absence physique à l’université ou dans les laboratoires (à la différence des doctorants en Sciences de la Vie et de la Santé par exemple, présents tous les jours dans leur laboratoire pendant la durée de leur thèse) et, d’autre part, de la position dominée des SHS dans les universités pluridisciplinaires.
Les transformations récentes de l’université décrites dans les table-ronde du matin ont-elles un effet sur la formation doctorale ? Quelle est la part respective du cadre législatif (la loi LRU) et des contextes locaux (le fonctionnement des écoles doctorales et des universités –autonomes-) dans la production des nouvelles conditions de réalisation des thèses ?
N’ayant pas le temps de répondre de manière approfondie à ces questions, je proposerai quelques pistes de réflexion. Directeur-adjoint d’une école doctorale en Sciences Humaines et Sociales et élu au CA de l’université de Strasbourg, j’illustrerai aussi mon propos à partir de mon expérience et de mon engagement dans la défense des SHS dans mon université.
Produit de la fusion en 2009 de trois universités couvrant des domaines scientifiques spécifique (sciences, droit/économie/politique et sciences humaines et sociales –SHS-) aux traditions de formation doctorale différentes, l’université de Strasbourg est devenue pluridisciplinaire alors même que se diffusent les nouvelles modalités de fonctionnement et de gouvernance des universités françaises suite à l’application de la LRU à partir de 2007.
Comme dans d’autres universités pluridisciplinaires, dans ce nouveau contexte, les SHS à l’université de Strasbourg ont été amenées à défendre dans les nouveaux conseils centraux (notamment CS et CA) la spécificité de ce domaine au sein d’une université marquée par une forte présence des sciences « dures ». La complexité interne d’un domaine extrêmement pluriel rajoute de la difficulté : entre les lettres et l’économie, le droit, les sciences religieuses, la philosophie, la sociologie, les sciences du sport, l’histoire, les langues, la psychologie…et même la théologie –protestante et catholique- (spécificité strasbourgeoise liée au Concordat.), il n’est pas toujours simple de montrer une unité face aux autres grands domaines scientifiques qui ont souvent réussi à harmoniser leur modèle de doctorat.
Etant passé au cours de mon parcours universitaire du statut de doctorant en sociologie à l’Université Marc Bloch (l’ancienne université des sciences humaines de Strasbourg) à celui de directeur de laboratoire et de directeur adjoint d’une école doctorale -chargé de la formation doctorale- dans la nouvelle université pluridisciplinaire de Strasbourg, j’ai pu mesurer les changements des conditions de réalisation du doctorat. Alors qu’en 1995, le doctorant débutait en thèse après un 3ème cycle universitaire (DEA) et sous l’encadrement d’un seul acteur –son directeur de thèse-, le doctorant de 2013 intègre désormais un 3ème cycle doctoral après un master (diplôme de 2ème cycle) et poursuit une formation doctorale encadrée par trois acteurs majeurs : le directeur de recherches doctorales, l’unité de recherche qui accueille le doctorant (Equipe d’accueil, UMR ou laboratoire du CNRS) et l’école doctorale. La préparation d’une thèse doit par ailleurs s’inscrire dans le cadre d’un projet personnel et professionnel clairement défini dans ses buts comme dans ses exigences. Lorsque le candidat à un projet doctoral est recruté, il devient l’acteur clé de ce projet. Le doctorant se forme par la recherche. Même s’il est en formation, il est aussi et avant tout un jeune chercheur : il produit des connaissances, conçoit de nouveaux savoir-faire, développe des outils techniques ou méthodologiques et fait partie intégrante d’une unité de recherche (il participe aux assemblées générales, aux élections des élus doctorants, aux séminaires, aux programmes de recherche, à l’organisation de colloques, …). Pour l’accompagner dans son projet de recherche doctoral, des formations disciplinaires et transversales sont également proposées.
Concernant le cas particulier de Strasbourg, le doctorant en SHS intègre actuellement l’Ecole doctorale « Sciences humaines et sociales – perspectives européennes », qui comprend environ 350 doctorants issus de trois grands champs disciplinaires : les sciences sociales et politiques (sociologie, science politique, démographie, ethnologie, sciences sociales du sport) la psychologie (sociale, clinique, cognitive) et les sciences historiques (archéologie, histoire ancienne, histoire contemporaine, histoire des relations franco-allemandes).
Comme c’est malheureusement souvent le cas en SHS, ici comme ailleurs, très peu de thèses sont financées. Chaque année, notre école doctorale obtient 8 contrats doctoraux ministériels (ce qui est très faible par rapport aux autres grands domaines scientifiques de notre université). Nous obtenons également une à deux bourses régionales (selon les années).
Lorsque je parle de thèse « financée », j’entends un financement permettant au doctorant de réaliser sa thèse à plein temps en étant rémunéré. Dans ce cas, après la réussite au concours doctoral, le métier du doctorant est de produire une thèse dans un temps limité (3 à 4 ans). À côté de cette situation exceptionnelle, hormis d’autres modes de financement comme les CIFRE ou les bourses d’Etat pour les doctorants étrangers, tous les autres doctorants sont considérés comme des doctorants autofinancés. Relativement fréquent en SHS, l’autofinancement génère de profondes inégalités selon les situations sociales des familles : soit les parents ont les moyens de financer les études doctorales et, dans ce cas, le doctorant peut réaliser une thèse à « plein temps » ; soit le doctorant est salarié pour « vivre » de manière autonome mais dans un domaine éloigné de la thèse (surveillant en établissement scolaire, enseignant, vendeur cher Mc Do, veilleur de nuit, etc.). A mesure que des doctorants de plus en plus nombreux accèdent en formation doctorale, cette dernière situation tend à se généraliser en SHS et pénalise les doctorants en rallongeant notamment la durée de thèse.
Pour répondre plus spécifiquement aux questions qui se sont posées au cours de la table ronde, il faut rappeler que les conditions de réalisation d’une thèse à l’heure actuelle dépendent tout d’abord d’un cadre politique et législatif plus large.
Le premier niveau, c’est évidemment l’échelle européenne. Les transformations récentes qui touchent la formation doctorale en France débutent en effet avec, successivement, la construction de l’Espace européen de l’enseignement supérieur à partir de 1998, le « processus de Bologne » -qui a fixé les objectifs de l’harmonisation européenne de « l’Europe du savoir »- et enfin, la stratégie de Lisbonne formulée en mars 2000 qui visait « à faire de l’Europe l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde». Imposée par la commission européenne, cette nouvelle politique européenne de l’ESR a ainsi mis en œuvre le modèle du L-M-D ou le « 3-5-8 » (Licence en 3 ans, Master en 2 ans et Doctorat en 3 ans).
En ce qui nous concerne, ce qui est important de relever c’est le fait de fixer le niveau D à 8 ans et d’imposer progressivement la durée de thèse en 3 ans. Issue des sciences « dures », cette nouvelle norme temporelle se diffuse dans toute l’Europe depuis les années 2000, mais elle est suivie différemment selon les pays membres de l’Union européenne et selon les rapports de force en présence dans les universités. Certains pays suivent cette injonction à la lettre, d’autres –comme la France- adaptent la norme selon les domaines, les SHS résistant généralement à l’injonction de « la thèse en 3 ans ». Ainsi, en sciences politiques et en sociologie, la durée moyenne de thèse en France est toujours actuellement de 6,5 ans. Cette résistance à la thèse courte n’est pas une position de principe mais vise à défendre un autre modèle de thèse.
On voit dès lors que, malgré la norme européenne, il est possible de défendre l’idée d’une spécificité de la thèse en SHS qui nécessite une durée de préparation plus longue (5-6 ans) liée au temps de maturation d’un sujet « inventé » par le doctorant et accompagné par son directeur de thèse, à la récolte de données souvent difficiles et longue sur le terrain, au traitement et à l’analyse de ces données, par un aller-retour entre la théorie et le terrain. Sauf à préparer sa thèse à plein temps avec un contrat doctoral, réduire la thèse à 3 ans entraîne de fait une réduction des exigences scientifiques.
Appliqué à la formation doctorale, l’harmonisation européenne s’est en partie traduite dans des textes législatifs français, avec notamment l’arrêté du 7 août 2006 qui fixe les conditions de réalisation des thèses en France – et qui est toujours en vigueur à l’heure actuelle –.
Signé par le ministre de l’ESR en fonction en 2006 (Gilles de Robien), ce texte de loi relatif à la formation doctorale reprend les recommandations européennes. D’après ses rédacteurs, la thèse doit se faire en 3 ans et elle est considérée comme « une première expérience professionnelle ».
Enfin, le troisième élément de contexte, est l’AERES qui évalue non seulement les universités, les formations et les unités de recherche mais aussi les écoles doctorales (ED) afin de les accréditer ou non pour une durée contractuelle de 5 ans. Pour cette Agence d’évaluation, l’un des critères de qualité/performance d’une ED est la durée des thèses : plus la durée des thèses des docteurs est courte, plus les ED seraient performantes. L’autre critère qui tend à prendre de l’importance est aussi le nombre de thèses financées. Ce deuxième critère correspond à la professionnalisation des universités, de la recherche et de la formation doctorale qui se traduit par une contractualisation de la recherche doctorale ainsi que par une recherche et une formation doctorale financées.
Mais cette régulation de la formation doctorale imposée « par le haut » ne peut fonctionner que si les acteurs des universités (doctorants, directeurs de thèse, enseignants-chercheurs, directeurs de laboratoire et d’ED) y adhèrent totalement. Or, tous les acteurs ne s’y soumettent pas et certains défendent une « exception » de la thèse en SHS.
Au-delà du cadre décrit précédemment, quelle est la traduction locale -dans les universités- de ces transformations ?
Selon la spécificité de chaque université, les configurations locales et les rapports de force en présence dans les conseils des écoles doctorales et les conseils scientifiques des universités, des durées de thèse plus ou moins longues seront défendues ou non, tout comme des contrats doctoraux à la hausse ou à la baisse.
L’expérience de Strasbourg est à ce titre assez intéressante car on s’aperçoit que l’enjeu réside souvent dans l’adhésion ou non à l’harmonisation européenne du modèle de la thèse. Ainsi, à l’université de Strasbourg, nous sommes quelques uns à défendre l’idée d’une formation doctorale en SHS spécifique et nous pensons qu’il n’y a pas lieu d’uniformiser ni la durée de thèse ni le « format » de thèse avec les autres grands domaines scientifiques, et ceci pour plusieurs raisons :
– le sujet choisi ne s’inscrit pas nécessairement dans un programme de laboratoire « contraint » où le doctorant réalise une sous-partie de ce programme alimentant une recherche de grande ampleur. En SHS, le doctorant intervient à toutes les étapes de la recherche, de la contextualisation de son sujet, à la modélisation, à la production et à l’analyse des données.
– l’aller-retour entre le questionnement théorique et les données de terrain/archives souvent difficilement et longuement récoltées sur des terrains qui nécessitent des déplacements et du temps ;
– en grande majorité, les doctorants en SHS ne bénéficient pas de contrat doctoral et trouvent donc d’autres financements au détriment de leur temps de recherche ; nombreux sont aussi les doctorants en SHS qui occupent en même temps un emploi d’enseignant du second degré.
Dans la même logique que celle défendue par les jeunes chercheurs, nous pensons que la durée de la thèse doit être évaluée sur la base de trois années équivalent temps plein, ce qui suppose une toute autre considération de la durée des thèses et de la nature des doctorants.
En SHS, de nombreuses thèses sont réalisées sans être financées. Ces thèses constituent souvent de très importantes contributions au travail scientifique des équipes de recherche, et créent de vraies avancées scientifiques. Elles montrent aussi l’intérêt de jeunes diplômés de master pour la poursuite d’un travail scientifique, dans des conditions matériellement difficiles. Même si le rôle des directeurs de recherche doctorale est aussi de trouver des financements aux doctorants, il est important de continuer à soutenir cette possibilité, et à permettre aux doctorants concernés d’effectuer leur travail de thèse en six ans environ.
Enfin, d’une manière générale, l’aide à l’insertion professionnelle des docteurs en SHS suppose d’abord une meilleure reconnaissance du titre doctoral et, sans doute, le fait de réserver certains concours aux porteurs du titre de docteur. En effet, le diplôme de doctorat en SHS est insuffisamment reconnu et valorisé dans le monde professionnel. Sur ce point, l’Etat pourrait montrer l’exemple en réservant par exemple l’accès à certains concours de recrutement de cadre A de la fonction publique aux titulaires de doctorat.
Pierre Muller (AFSP)
Hélène Vialle (Confédération des Jeunes Chercheurs)
J’ai préparé un papier qui risque de se recouper avec ce qui a été déjà dit lors de la première table ronde, notamment sur les chiffres donnés par les membres du collectif des précaires. Par ailleurs je voudrais livrer quelques réflexions par rapport à ce qui a été présenté dans les deux interventions précédentes.
La dramatique précarité des docteurs en CDD ou en attente de contrat a longuement été évoquée par le collectif des précaires, je ne reviendrai pas dessus, mais il est nécessaire de parler également de la précarité des doctorants et d’évoquer la pluralité de situations dans lesquelles se trouvent les jeunes chercheurs.
Des statistiques ont été évoquées, mais il en manque deux pour établir un constat sur la précarité des doctorants, particulièrement en SHS. La première concerne les taux d’échec en doctorat. En SHS, le taux d’échec est de 40%: 40% des personnes qui commencent un parcours doctoral l’abandonnent, dans le meilleur des cas au bout d’un an mais parfois au bout de cinq, six ans, voire plus, ce qui est un drame. La seconde concerne les statistiques de non-financement des doctorats en SHS : selon les disciplines entre 40% et 80% des projets doctoraux ne sont pas financés.
La moyenne d’âge des doctorants et la durée des projets doctoraux sont également révélatrices : les doctorats en SHS durent 27 mois de plus que dans les autres sciences. Dans les sciences de la nature et les sciences formelles la moyenne d’âge des doctorants est de 27 ans ; en sciences humaines et sociales, elle est de 34 ans et demi.
Dans quelle situation un doctorant réalise-t-il son projet doctoral en sciences humaines et sociales ? Dans le meilleur des cas, il est financé par un contrat doctoral pendant trois ans. Or la durée moyenne des doctorats en SHS est d’un peu plus de cinq ans. Aussi que fait-il pour financer son doctorat à l’échéance des trois ans ? Il bénéficie de trois options :
La première est d’obtenir un contrat d’Attaché Temporaire à l’Enseignement et à la Recherche, ce contrat a une durée d’un an renouvelable une fois. La charge d’enseignement est de 192 heures par an, soit autant que la charge d’un maître de conférences. Autant dire que le temps pour faire de la recherche est extrêmement limité, quand on sait que les maîtres de conférences en début de carrière se plaignent de ne pas avoir assez de temps pour publier et bénéficient parfois, à ce titre, de décharges.
La seconde option, très courue, est l’obtention d’un aménagement de son contrat d’ATER à mi-temps appelé le « demi-ATER » ; qui n’a de demi que le nom. En réalité, il s’agit d’un véritable temps plein, mais avec une charge d’enseignement diminuée de moitié par rapport à un contrat d’ATER, c’est-à-dire de 96 heures par an ; ce qui laisse plus de temps pour faire des recherches. Dans ce cas-là, le doctorant peut effectivement passer du temps sur sa thèse, mais par contre, il gagne moins de 1 200€ par mois.
La dernière option, réalisée avec l’aval du ministère de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche qui a envoyé à cet effet une circulaire spéciale à Pôle Emploi, revient à faire financer sa thèse grâce aux allocations d’Aide au Retour à l’Emploi.
Le nombre de contrats doctoraux étant limités, comment font les doctorants non bénéficiaires de ces contrats de travail pour financer leur doctorat ?
Une option possible–peut-être moins connue en sciences politiques mais qui existe dans les autres disciplines et même en sciences humaines et sociales – est la CIFRE : une entreprise, une collectivité territoriale ou une administration publique finance un doctorat parce que l’objet de recherche l’intéresse. En théorie le temps de travail du doctorant est pleinement dévolu à ses recherches. En pratique de nombreuses CIFRE sont complètement dévoyées, notamment en SHS : certaines entreprises utilisent cette convention pour avoir un salarié hautement qualifié au prix d’un stagiaire.
Si un doctorant n’a ni contrat doctoral, ni CIFRE, ni contrat d’ATER, et qu’il veut s’insérer dans le cadre académique, il a la possibilité de réaliser des vacations. Rappelons que les vacations signifient des paiements aléatoires, (parfois six mois, voire un an, après avoir effectué les enseignements), une rémunération très faible et des cotisations sociales inexistantes. Rappelons également que la plupart des vacations sont à la limite de la légalité car elles sont censées être des missions ponctuelles et non des charges d’enseignement répétées d’une année sur l’autre qui remplacent un poste continu. Or de nombreuses vacations sont reconduites d’une année sur l’autre. La réalisation de vacations d’enseignement à l’université est conditionnée à l’existence d’une activité principale, exception faite pour les doctorants. Un doctorant peut ne pas avoir d’activité principale et faire financer ses recherches exclusivement par des vacations. Une limite avait été érigée : après 28 ans les doctorants ne pouvaient plus bénéficier de ce financement aléatoire. Comme il n’existait pas pour autant de solutions pour les doctorants de plus de 28 ans (nombreux, vu la durée des thèses) cette limite suscitait bon nombre de mécontentements tant auprès des jeunes chercheurs qu’auprès des établissements très friands de ces personnels vacataires compétents et peu coûteux. Ce mécontentement a été écouté et la limite d’âge vient d’être supprimée. Au-delà de la satisfaction individuelle que peut procurer la suppression de cette barrière pour des personnels précaires pris à la gorge, nous ne pouvons que la regretter car elle contribue à généraliser la précarité des doctorants.
Il existe une autre option pour les doctorants, cette fois-ci franchement illégale: les libéralités, c’est-à-dire des bourses. Les bourses sont exemptes de cotisations sociales. Ce sont des financements qui s’apparentent à du travail dissimulé. Depuis 2004, des circulaires condamnant cette pratique ont permis de les limiter, mais il en existe encore. Les jeunes chercheurs étrangers sont les plus touchés par ce phénomène : parfois les bourses sont fournies par les pays d’origine, parfois par le gouvernement français. La Confédération des Jeunes Chercheurs propose que le gouvernement ne propose plus de bourses mais de véritables contrats de travail et, dans le cas des libéralités fournies par les pays d’origine, que celles-ci soient récupérées par les universités afin de les convertir en contrats de travail. Cette précarité subie par les doctorants n’est pas toujours ressentie sur l’instant, certains ne perçoivent l’étendue de celle-ci qu’à la fin de la perception de cette bourse quand ils se voient refuser la possibilité de percevoir des droits au chômage.
Que faire face à ces situations ? La Confédération des jeunes chercheurs tente de dire qu’il faut cesser de s’abriter derrière certaines spécificités disciplinaires. La « spécificité » disciplinaire, permet de justifier qu’en sciences humaines et sociales, les doctorats ne soient pas contractualisés. Nous défendons l’idée qu’un doctorant, qu’il soit en sciences de la nature et en sciences formelles ou en sciences humaines et sociales, effectue un TRAVAIL de recherche en tant que tel et doit être contractualisé. Il n’est pas normal de faire une thèse non-financée.
La Confédération des Jeunes Chercheurs défend le projet doctoral, ces années passées à faire de la recherche à la fois comme une poursuite d’études car lié à la préparation d’un diplôme, mais avant tout comme une expérience professionnelle de recherche, un véritable travail. Ne voir dans le doctorat que le fait de « faire des études », sans sa dimension professionnelle, permet de légitimer l’absence de financement et l’absence de contractualisation.
Concrètement, la Confédération des jeunes chercheurs, demande plus de contrats doctoraux et un rééquilibrage entre les disciplines. Les sciences humaines et sociales sont sous-dotées par rapport aux disciplines de sciences de la nature et de sciences formelles. Ce rééquilibrage permettrait aussi de lutter contre toutes ces mauvaises pratiques de financement des doctorats que j’ai évoquées, relevées particulièrement en SHS.
Par rapport aux vacations, nous prônons une véritable réflexion de la part des universités sur leur propre pratique. Il existe actuellement de belles déclarations d’intention de nos interlocuteurs politiques et institutionnels, mais concrètement, elles ne se traduisent pas par des mesures concrètes. Nous, proposons une augmentation de la rémunération des heures de vacation afin de les rendre moins attractives. Cet argent utilisé pour les vacations est public et sert à financer de mauvaises pratiques.
Il est nécessaire de revenir sur la question des injonctions contradictoires. Les doctorants sont face à des directives complètement opposées. D’un côté, nos écoles doctorales nous demandent de faire des thèses courtes ; de l’autre, dans l’optique d’une carrière académique, les exigences et les critères du Conseil National des Universités pour obtenir la qualification nous obligent dans certaines disciplines à faire des thèses longues. Aussi les doctorants sont écartelés entre des recommandations antinomiques.
En sciences politiques, le CNU attend un nombre élevé de publications, ce qui forcément rallonge la durée des thèses. Par ailleurs nous pouvons signaler le décalage entre le nombre de personnes qualifiées et le nombre de personnes recrutées comme maîtres de conférences, ce qui souligne le fait que le parcours de combattant du jeune chercheur ne s’achève pas au moment de sa qualification.
Sur la durée des thèses, j’ai entendu l’intervenant précédent défendre la spécificité des disciplines et prôner la résistance face à la pression. Pourquoi ? Les thèses longues rallongent d’autant les situations précaires dans lesquelles se trouvent les jeunes chercheurs. N’oublions pas qu’après le doctorat, les CDD sont de plus en plus exigés afin de pouvoir être recrutés sur un poste pérenne. Bien entendu repenser le format des thèses afin de réaliser des thèses courtes ne peut être seulement l’objet d’injonctions ministérielles, il faut pleinement associer le CNU à cette réflexion. La Confédération des Jeunes Chercheurs souhaite la réalisation de projets doctoraux courts dans de bonnes conditions matérielles avec à l’issue des perspectives de carrière : une pérennisation du poste plus tôt dans l’académique ou des reconversions professionnelles vers lesquelles l’expérience professionnelle de recherche est valorisée. Cette question de la durée de thèse est à mettre en corrélation avec les conditions matérielles de réalisation des projets doctoraux. La « résistance » pour la CJC doit s’organiser contre la précarité et non pour promouvoir une vision sacralisée de la thèse longue au détriment des situations matérielles et à long terme dans lesquelles se trouvent les jeunes chercheurs. Rappelons qu’à une époque les thèses se réalisaient en dix-quinze ans. La réduction de la durée des thèses à cinq ans ne s’est pas faite au détriment de la qualité des thèses. J’insiste : il ne s’agit pas de faire des thèses « au rabais » mais de repenser le format des thèses.
Concernant les perspectives de carrière, les chiffres sont éloquents : sur 11 800 personnes qui obtiennent leur doctorat chaque année, il y a à peu près 2 500 personnes recrutées dans la sphère académique sur des postes pérennes. En fait, 80% des docteurs ne se retrouvent pas en poste pérenne dans l’académique à l’issue de leur doctorat. Donc, que font-ils ? Certains multiplient les CDD dans l’académique. D’autres tentent de se reconvertir vers le privé ou vers le public. Cependant trois ans après l’obtention de leur doctorat, en termes statistiques, les diplômés sont beaucoup moins nombreux à trouver un poste pérenne que les titulaires d’un master 2. Pour résumer, sur le marché de l’emploi, le fait d’avoir eu un doctorat est un handicap par rapport au fait d’avoir eu un master 2 !
Que faire pour remédier à ces situations ?
La CJC souhaite un recrutement dans l’ESR plus important, bien évidemment, d’autant que les besoins existent. Et nous soutenons les propositions qui ont été émises tout à l’heure sur le plan pluriannuel pour l’emploi.
Par ailleurs, pour l’emploi des docteurs hors de la sphère académique, nous demandons la reconnaissance du doctorat dans la haute fonction publique et dans la fonction publique territoriale. C’est une mesure qui est proposée actuellement dans le projet de loi, mais qui reste extrêmement timide par rapport à ce qui était prévu au départ. Et du coup, la Confédération des Jeunes Chercheurs craint que cette proposition ne reste lettre morte. Aussi nous tentons par tous les moyens de faire prendre conscience aux politiques de la nécessité de renforcer cette proposition et de réussir à la rendre concrète.
Nous proposons également la reconnaissance du doctorat dans les conventions collectives (cette possibilité existe déjà dans un texte de loi, mais les décrets n’ont jamais suivi). La CJC prône également une politique de promotion du doctorat, de la valeur ajoutée que peut présenter un doctorat hors de la sphère académique. Les écoles doctorales ont à ce sujet un rôle d’interface entre le privé et l’académique à jouer.
Un autre levier absolument nécessaire pour que les universités modifient leurs pratiques a trait à la représentation des jeunes chercheurs. L’absence de visibilité des doctorants et des docteurs au sein de la gouvernance des universités vient de leur absence de représentation spécifique au sein des conseils et au sein des instances décisionnelles. La création d’un collège spécifique jeunes chercheurs est fondamentale pour que l’ensemble des problématiques et l’ensemble des solutions proposées soient mises en œuvre concrètement au sein des universités. Nous nous heurtons sur cette question à des blocages très importants, notamment de la part des syndicats professionnels et étudiants pour des enjeux de stratégie électorale et politique, qui nous dépassent complètement, et qui font abstraction de l’intérêt des personnels les plus précaires des universités et des organismes de recherche.
Laurent Jeanpierre (CNU 04)
Frédérique Leblanc (CNU 19)
Questions
Partie II : Les sciences sociales ont-elles un public ?
14h30-15h45 – TR3 : Quelle « utilité » pour les sciences sociales ?
Les sciences sociales sont, de plus en plus, confrontées à la question de leur utilité, que ce soit en termes d’insertion professionnelle des diplômés, de transferts de « technologies » vers les milieux économiques ou de connaissances alimentant une science d’État. Quelles attitudes adopter face à l’injonction à se « rendre utile » ?
Cette table-ronde propose d’aborder deux questions centrales :
– Comment valoriser les parcours de formation en sciences sociales et les compétences qui y sont développées ?
– Les recherches en sciences sociales doivent-elles et peuvent-elles répondre à des besoins économiques, politiques et sociaux ?
Romain Pudal, membre du Comité exécutif de l’Association Française de Sociologie, membre de Champ libre aux sciences sociales
Je vais centrer mon propos sur le projet de loi ESR et ce qu’il dit ou ce qu’il sous-entend de l’utilité en SHS ou des SHS. Je dis ça, parce que quand on lit avec « passion » (comme c’est mon cas depuis quelques jours !) l’exposé des motifs, l’évaluation de l’impact de la loi ou du projet de loi : on se rend compte que la question de l’utilité a été pour une fois spécifiée. Elle a été posée et on y a même déjà répondu de manière très claire dans ce projet de loi.
Une des questions qui se pose dès lors à nous : est-ce qu’on est d’accord avec la définition ou avec le projet qui sous-tend ce projet de loi ? Je dis ça parce que j’ai été sensible au fait que vous avez mis des guillemets à utilité dans le titre de votre journée.
On pourrait commencer par se poser d’abord la question de la possibilité de récuser les termes même du débat. Derrière la question de l’utilité, ou sous-jacente à ce type d’interrogation, on pourrait penser tout simplement qu’il y a un raisonnement utilitariste. C’est-à-dire que l’utilité, c’est bien gentil comme ça dans l’absolu, mais les questions qui vont avec c’est : pourquoi, pour quoi faire, pour qui être utile et quel est l’objectif qu’il y a derrière cette notion vague d’utilité ? Avec laquelle on peut être d’accord surtout si on reste dans le vague… on peut y adhérer comme ça de manière générale. Mais il importe quand même de spécifier cette question, ce qui est rarement fait.
Je dis ça parce que la logique d’un raisonnement utilitariste, c’est que s’il se trouvait qu’il y ait des choses qui sont inutiles du point de vue de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (inutile, c’est-à-dire socialement ou autres), alors qu’est-ce qu’on en fait ? On les supprime ? On les élimine ? On les passe à la trappe ? Si on va jusqu’au bout de la logique, est-ce qu’on est d’accord avec cette démarche-là ?
Dans tous les débats sur la loi, je suis toujours étonné de voir des profs de latin-grec ou d’histoire médiévale par exemple trouver que la loi est très bien, etc. sans se rendre compte que normalement, si on suit la logique du projet de loi, c’est bientôt fini de leurs disciplines qui ne servent strictement à rien du point de vue social, politique et surtout économique. Et ça m’étonne toujours qu’ils ne le voient pas.
Je vous rappelle le petit tour de force du législateur avec cette phrase qui est géniale, qui consiste à dire comment comprendre le changement… puisqu’on pensait que la rupture et le changement, c’est maintenant, etc. En fait, ils ont trouvé la parade, et elle est simple : « pour préserver un milieu académique déjà fortement déstabilisé par la succession désordonnée de réformes et d’appels à projet, ainsi que par la défiance dont il a fait l’objet au cours du dernier quinquennat, nous avons évité la remise en cause systématique des mesures récentes ». Donc puisqu’on a été traumatisé, on va arrêter le traumatisme et on va continuer dans la même veine !
Le projet de loi a introduit – et ils en sont très fiers puisqu’ils disent que c’est la première fois que c’est aussi explicite – une notion très claire qui est le « transfert des connaissances au monde socio-économique ». C’est répété à peu près partout sans qu’on sache précisément quelles seraient les modalités concrètes de ce transfert. Là, c’est vraiment une spécification de l’utilité, c’est vraiment : il faut que ce soit utile à la compétitivité économique, il faut que ce soit utile à la productivité économique ; de même qu’il faut que les gens qui sont formés en SHS soient employables. C’est l’employabilité, ce sont les compétences qui comptent, ce ne sont pas les connaissances. Donc c’est vraiment très clairement dit. Ils annoncent donc très fièrement que la mission de transfert est explicitement mentionnée pour la première fois dans la loi qui prévoit des dispositions pour accroître son efficacité.
À la lecture du texte, on se rend compte que pour la énième fois, il y a l’espèce de fantasme classique du politique ou de certains responsables administratifs qui voudraient qu’on fasse une différence entre la recherche fondamentale et appliquée, qu’on soit sûr à l’avance que ce qu’on fait, que ça va être utile à quelque chose ; sans quoi il ne faudrait pas le financer ou il ne faudrait pas l’encourager, etc.
C’est quand même une vision extrêmement simpliste du travail intellectuel quel qu’il soit et de la recherche en général. Dans toutes nos institutions de l’ESR, je trouve qu’il y a quand même une espèce de schizophrénie qui est assez impressionnante : on convoque en permanence des médailles d’or du CNRS, des professeurs au Collège de France éminents, qui justement ont travaillé dans un cadre tout autre que celui qui est en train de devenir le nôtre ; ils sont là parce qu’ils ont produit des travaux extraordinaires, reconnus mondialement, qui sont dans l’excellence, etc. Pour expliquer que c’est ça l’incarnation de la vraie belle recherche ou du vrai enseignant-chercheur, etc. Alors que précisément, tous les dispositifs qui sont mis en place (type ANR, AERES etc.) empêchent ce type de carrière et empêchent ce type de posture scientifique.
Cette « idéologie » est tellement présente que c’est devenu très inquiétant… Pour vous dire les choses clairement : il y a deux jours, j’ai assisté à la journée d’accueil du CNRS ; le grand invité, c’était Philippe Descola. Philippe Descola a expliqué devant un parterre de responsables et de personnalités, notamment du CNRS – dont certains semblaient quasiment médusés – qu’il était dorénavant contraint de rappeler une chose toute bête, qui était peut-être un truisme, mais qui devenait de plus en plus quelque chose d’étrange, alors que c’était la « vraie vérité » du travail intellectuel. C’est-à-dire que la recherche : c’est incertain, on ne sait pas, des fois on se trompe, ça prend du temps, on ne peut pas dire à l’avance si ça va donner quelque chose ou pas, ça ne peut pas se faire en 3 ans nécessairement, encore moins en 6 mois… peut-être que ça va prendre 10 ans, qu’il faut quand même un peu d’argent pour le faire, qu’il faut de la sécurité et un peu de tranquillité d’esprit pour pouvoir se consacrer à ce travail. Et c’était assez angoissant d’ailleurs de voir le parterre de responsables, dont certains du CNRS, donc internes à la « maison » quand même, un peu scotchés par ce discours alors que certains s’essaient avec plus ou moins de bonheur au discours managérial : il faut que ça serve maintenant, etc. L’un d’eux nous ayant fait tout un speech sur le mode : « Ça suffit maintenant les chercheurs déconnectés du monde, du réel, de la vraie vie. Il faut quand même que ce que vous faites soit en rapport avec le monde social ». C’est proprement hallucinant de voir des gens penser (et de plus en plus, me semble-t-il) que les gens de l’ESR sont coupés du monde, qu’ils n’ont aucune idée des réalités qui les entourent, qu’ils flottent comme ça dans des organismes, tranquillement, au chaud, sur des thématiques complètement délirantes. C’est hallucinant ! Je ne connais pas un enseignant chercheur sérieux dans les SHS dont le travail ne repose pas sur une enquête – ce qui veut dire sortir du laboratoire, rencontrer des gens, parfois faire des enquêtes en immersion de plusieurs mois, plusieurs années etc… Le coup de la tour d’ivoire me semble particulièrement peu défendable dans la majorité des cas.
Je crois que cette thématique de l’utilité des SHS telle qu’elle est spécifiée en termes de : « il faut que ça serve à la compétitivité, au redressement du pays, etc. », c’est une thématique extrêmement dangereuse à laquelle on peut opposer une autre utilité des SHS (qui peut être l’utilité justement d’un regard critique sur le monde social, etc.). Et il faut en tout cas se méfier de cette formulation utilitariste qui est absolument présente partout dans le projet de loi et qui détermine largement les mesures politiques qui sont mises en œuvre, tant au niveau du financement de la recherche que de l’évaluation, que des types de carrière, des statuts etc. Voilà, c’était juste pour faire un petit point sur cette notion d’utilité à travers la loi.
Isabelle Bourgeois (AFS)
Mon intervention comportera deux parties :
– un témoignage sur mon parcours professionnel
– le projet de l’Association Française de Sociologie destiné à représenter la diversité des sociologues.
J’ai fait une thèse en sociologie au Centre de Sociologie des Organisations, ce qui correspond environ à une dizaine d’années d’activité de recherche et d’enseignement. J’ai soutenu ma thèse en 2007. Pendant ces 10 ans j’ai eu l’opportunité de beaucoup enseigner et de réaliser d’autres activités de recherche en lien ou non avec mon sujet de thèse.
J’ai très vite eu envie de mettre à profit mon expérience de chercheur au service des transformations sociales que j’observais et que j’avais envie d’accompagner. La sociologie des organisations permettait cette ouverture et nombre de mes prédécesseurs avaient des trajectoires variées à la sortie de leur thèse, ou du moins n’étaient pas tous orientés vers les carrières académiques.
A l’issue de ma thèse, il a fallu réaliser un véritable changement de posture : passage de la posture de chercheur à celui de consultant et ceci dans le champ de la santé publique qui était également le champ de ma thèse.
Je travaille depuis 4 ans dans un bureau d’études en santé publique en tant que sociologue, au sein d’une équipe composée de médecins, sociologues, géographe, économistes.
Donc oui, effectivement il y a eu des changements. Et aujourd’hui, la sociologie que je pratique n’est pas du tout la même que ce que j’ai fait pendant ma thèse. Pourtant, il y a un lien très fort entre les deux. Si vous avez envie, je pourrais développer ça. Mais j’ai plutôt envie de vous parler de l’engagement au sein de l’association française de sociologie.
Je vous remercie beaucoup à l’ANCMSP d’avoir sollicité l’AFS et je pense que l’Association Française de Sociologie a besoin de collaborer avec d’autres associations pour ce qu’il y a à mettre en place, parce qu’il y a encore énormément de choses à faire.
Comment ça se passe à l’AFS ? En fait, l’AFS a été créé dès le départ avec une volonté de représenter la diversité des sociologues. Aujourd’hui, je pense qu’on peut dire qu’au sein de l’AFS, il y a l’acceptation de l’idée que la sociologie s’exerce dans divers milieux, diverses activités, de diverses manières. Ça s’est concrétisé avec la création en 2007 de ce qu’on appelle le CASP (Comité d’Action Sociologie Professionnelle). Ça a été porté par Dan Ferrand-Bechman – qui était la deuxième présidente de l’AFS – et Abou Ndiaye qui a créé cet espace-là.
L’idée qu’il y avait, c’était de créer un espace pour rendre visible cette sociologie-là. Elle est très diverse (donc il faudrait en parler au pluriel), une sociologie hors ESR dans sa diversité. Il y avait et il y a encore tout un travail de reconnaissance – au sein du groupe professionnel, au sein de la profession de sociologue – de l’existence d’une sociologie qui n’était pas la même avec un métier différent.
Le CASP, de façon très pragmatique, il y a eu un Google group qui s’est créé, donc il y a une centaine de personnes avec des débats, mais des choses justement très foisonnantes, pas forcément très organisées. Et vous avez deux coordinateurs. Ce matin, vous aviez Jean-Bernard Chebroux qui est venu, qui est intervenu, qui vous en a parlé. Mais aujourd’hui, les choses sont en train d’évoluer et on s’est rendu compte que le CASP avait rempli cette fonction de prise de conscience, de reconnaissance, de visibilité d’une autre sociologie, même s’il y a encore du travail à faire. Et qu’il fallait peut-être maintenant (pour devenir un comité d’action, c’est-à-dire agir et de produire des choses) se spécialiser. Donc, le CASP est en train de se transformer en différents axes de travail. On a identifié qu’il y avait plusieurs choses à faire. Il faut continuer à faire un forum. Donc on va continuer à essayer de mettre ça en place sur le site de l’AFS : un forum de discussion, d’échanges, de débats sur ce que c’est que l’exercice de la sociologie en dehors de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche ; des postes qui sont proposés, des rémunérations derrière, parce qu’il y a aussi tout un travail de valorisation du travail de sociologue en dehors des grilles de la fonction publique. Quand vous allez sur le site de l’ONISEP, il y a quand même une fiche métier sociologue.
Donc aujourd’hui, le CASP se transforme et on a identifié différentes choses à faire :
-Garder un forum de discussion informel, foisonnant, où on continue à faire émerger des questions. Il y a l’idée et la volonté d’organiser un salon des métiers de la sociologie, ça pourrait être un salon des métiers en sciences sociales (c’est aussi un appel).
-D’une façon générale, ce qui est compliqué c’est les forces vives. C’est du bénévolat, les choses sont longues à se mettre en place et sont longues à avancer.
-Et la question du salon des métiers, j’en ai entendu parler depuis que je suis arrivée, depuis 4-5 ans, mais il n’y a toujours rien de fait. Je pense que c’est vraiment quelque chose qu’il faut faire, c’est-à-dire de rendre visible les métiers en sciences sociales en dehors de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche.
-Dans les discussions que j’ai eues lors du déjeuner par rapport aux sciences politiques, je me rends compte qu’on a un petit réseau de sociologues, de gens qui sont dans des collectivités locales, dans des entreprises, qui sont indépendants dans des bureaux d’études comme moi, etc. Donc il y a des relais, mais rien n’est organisé aujourd’hui.
-Il y a aussi tout un travail sur une charte. Ça c’est quelque chose qui existe depuis un certain temps, on a un petit peu de mal. On a identifié que c’était un axe à travailler : faire une charte des sociologues.
-Et puis aussi travailler sur une activité un petit peu visible de la sociologie, mais qui est une activité qui est foncièrement pluridisciplinaire. Moi, ce n’est pas du tout quelque chose que je porte, mais en tout cas je l’ai observé de loin : l’activité d’évaluation au sens large.
Comme je vous l’ai dit tout à l’heure : l’enjeu, c’est un petit peu les forces vives. L’idée est d’inciter les gens à participer à des projets, à s’inscrire, et puis après de former des groupes et d’avancer. Parce que problème qu’on a observé, c’est qu’il y avait des passagers clandestins, comme souvent. Donc on essaye de mobiliser les gens sur des projets.
Et puis il y a autre chose, qui est tout récent, c’est qu’il est possible qu’on commence à réfléchir à une évolution des statuts. Aujourd’hui, le CE est composé de 22 membres à peu près. Il y a 21 membres qui sont soit doctorants, soit postdoctorants, soit titulaires de l’ESR. Il y a un membre qui ne l’est pas, c’est moi. Donc, il n’y a pas de problème en soi, mais il y a quand même un problème. C’est-à-dire qu’on a beau inciter… je vais le refaire pour le prochain congrès pour que les personnes soient présentées, mais… Il faut aussi mobiliser ces sociologues qui sont moins visibles, qui s’autolimitent évidemment, pour se présenter et travailler au sein de l’AFS. L’idée que j’ai lancée (et qu’on va commencer à discuter) c’est : et peut-être, pourquoi pas, envisager, réfléchir à faire évoluer les statuts ; éventuellement pourquoi pas imaginer des collèges différents (mais c’est quelque chose qui est très compliqué) ; réserver un nombre de sièges à certaines catégories de sociologues. Ça veut aussi dire figer les choses. Donc ce n’est pas si simple que ça te je ne sais pas si cela est souhaitable au fond…
Mais en tout cas, aujourd’hui, ce n’est pas possible que l’AFS soit l’association française de tous les sociologues et ne soit pas organisée pour pouvoir le faire. Mais elle a mis des choses en place, ça avance doucement. Moi, j’ai bon espoir qu’on puisse arriver à faire des choses. Ça s’arrange au fur et à mesure. Moi, ça fait 4 ans que je suis élue. Là c’est la dernière année, je vais voir si je renouvelle ou pas.
Donc effectivement, le paysage des sociologues est multiple. Et en fait, aujourd’hui, le problème qu’on a, c’est que les catégories et les frontières statutaires ne reflètent pas totalement cette division du travail sociologique. En 2007, le CASP avait organisé une journée d’étude, un grand colloque intitulé : « Nous sommes tous des sociologues professionnels », en rendant visible les différents types d’activités ; donc vous avez la recherche, le conseil, l’étude, la formation, l’enseignement. Aujourd’hui, nos catégories statutaires et nos catégories visibles ne vont pas refléter l’activité réelle de ce que font les sociologues.
Un exemple : je travaille dans ce bureau d’études en santé publique, j’ai une activité de conseil, mais j’ai aussi une activité de recherche. C’est une recherche contractuelle, je travaille avec des universitaires sur des projets de recherche. Je ne suis pas étiquetée chercheur et je ne me présente pas de cette façon-là.
Par ailleurs, vous allez avoir des chercheurs statutaires qui peuvent avoir une activité de conseil. Il y en a qui en ont beaucoup, d’autres pas. Enfin voilà. Donc si on regarde les pratiques, elles ne se superposent pas totalement à nos catégories visibles. Et ce que j’aimerais qu’on arrive à faire, c’est de rendre visible cette division du travail sociologique ou en tout cas accepter qu’on puisse au sein de notre association faire bouger les lignes et ne pas s’organiser uniquement en fonction de nos frontières statutaires. Tout en étant capable de prendre en compte les enjeux spécifiques de la recherche et de l’enseignement supérieur qui ont des vraies questions et des vrais sujets. Et c’est ça le problème : on n’a pas forcément l’espace pour pouvoir traiter le tout.
Je vais conclure sur une conviction : il existe une sociologie, une sociologie utile évidemment.
Mais l’utilité, elle ne se pense pas de la même façon. Parce que quand on fait du conseil, effectivement, l’utilité est évidente puisqu’on va répondre à une demande. On a en face de nous un client, un commanditaire et donc ce qu’on doit produire doit lui être utile pour qu’il s’en serve.
On peut quand même rester critique par rapport à cette utilité-là, parce qu’on voit bien que c’est là-dessus que les questions se posent et que les craintes se font, en décidant de répondre à telle ou telle demande ou en reformulant la demande. Et nous, c’est ce qu’on fait au quotidien dans le bureau d’études dans lequel je travaille. Ce dont je suis persuadée, c’est qu’en contribuant à rendre visible et à construire une sociologie forte en dehors de l’Enseignement Supérieur et de la Recherche (qui démontre ou qui rend visible cette utilité, mais qui est une utilité microsociale, qui n’a rien à voir avec cet utilitarisme pour lequel il faut être prudent), je pense que c’est en la rendant visible qu’on arrivera… je pense en travaillant ensemble (les sociologues des diverses catégories dont j’ai parlé) à contribuer à rendre plus fort encore ou re-rendre plus forts les sciences humaines au sein de l’université, l’enseignement, la recherche, etc. Donc c’est un travail à faire ensemble et qui reste encore à faire.
Igor Martinache (APSES)
Je vais rebondir un peu sur ce qu’ont dit mes prédécesseurs, mais malheureusement assez peu m’opposer à eux, en commençant par la question de l’utilité. Qu’est-ce veut dire en effet qu’être utile et que cette injonction à se rendre utile ? Finalement, la question qui se pose est surtout : quelle est la définition de l’utilité que l’on accepte et qu’on veut bien faire nôtre ? Autrement dit, en ce qui concerne les SES au lycée : quelle est la finalité de l’enseignement plus général ? Est-ce simplement de rendre les élèves employables, de les préparer à l’enseignement supérieur ; ou de manière plus générale de former des citoyens – sachant que ces objectifs-là ne sont pas nécessairement contradictoires.
Pour essayer d’illustrer un peu cela et d’expliquer en quoi consiste précisément ce dernier enjeu – c’est-à-dire la définition de l’utilité qu’on défend à l’APSES, celle de former des citoyens avec un esprit critique suffisamment développé-, et de vous convaincre que malheureusement, ça n’a pas tout à fait l’air d’être l’objectif qui est partagé par la rue de Grenelle,
je vais revenir un peu sur le projet initial des sciences économiques et sociales. Cet enseignement a été introduit au lycée en 1967 (juste avant les événements que l’on sait) avec un objectif explicite, un souci à l’époque, qui était « d’ouvrir l’école sur la société ». L’innovation pédagogique envisagée était de deux sortes : la mise en œuvre d’une pédagogie active, où il s’agissait d’utiliser un certain nombre de méthodes visant à mettre les élèves en activité le plus possible, et ce à partir d’un contenu faisant écho à leur vécu, qui leur « parlait » ; ainsi que de mettre en œuvre une approche pluridisciplinaire des objets étudiés. C’est-à-dire non pas simplement d’aborder les unes après les autres les différentes disciplines qui forment les SHS, mais au contraire de croiser les regards de ces disciplines-là pour aborder justement un certain nombre d’objets qui faisaient sens pour ces élèves. Autrement dit, l’objectif était véritablement de former des citoyens, des citoyens réflexifs, et non simplement des travailleurs dociles bien utiles à certaines catégories d’agents sociaux.
Ces deux finalités ne sont encore une fois pas forcément en opposition : il n’y a pas à choisir entre former des citoyens ou former des étudiants ou des travailleurs responsables, comme le montre justement la bonne insertion à la fois à l’université et dans le monde professionnel des bacheliers de la série ES étayée par diverses enquêtes. Vous allez me dire : « On ne change pas une série qui marche et une filière qui marche ». Et pourtant, si, c’est ce qu’a décidé notamment le gouvernement précédent dans le cadre de la réforme du lycée (dont vous avez dû suivre au moinsde loin les péripéties).
Que s’est-il passé pour les sciences économiques et sociales ? Il y a de nombreux aspects en jeu. Dans les programmes tels qu’ils ont été reformulés… Vous savez qu’il y a de nouveaux programmes qui ont été mis en place pour la classe de 2nde puis pour la classe de 1ère et depuis cette année pour la classe de terminale, avec également de nouvelles épreuves pour le baccalauréat.
En quoi a-t-on changé radicalement ce projet initial des sciences économiques et sociales ? D’une part, en instaurant un cloisonnement entre les disciplines, c’est-à-dire que l’on a désormais des chapitres d’économie et des chapitres de sociologie et de sciences politiques, comme si on ne traitait pas des mêmes objets. Donc d’abord, l’APSES a tenu à alerter sur l’instauration de ce cloisonnement disciplinaire. Celui-ci s’est fait également au prix d’un certain pluralisme théorique. Parce qu’en économie, ce ne sont pas toutes les théories économiques que l’on enseigne mais une certaine économie. Et puis également, ce sont des programmes qui sont beaucoup trop importants dans leur volume. Pour la seule classe de terminale, nous avons 18 chapitres à traiter en une trentaine de semaines (cela fait plus d’un chapitre pour deux semaines avec les évaluations comprises). Je ne sais pas si vous vous en rendez compte, mais c’est énorme et tous les collègues sont extrêmement en retard cette année. De fait, ce que l’on avait prévu malheureusement se réalise. Par exemple, la bagatelle de 187 notions quand vous prenez les programmes à enseigner, je vous laisse imaginer le travail.
Il y a donc une course contre le temps, et finalement une course qui est extrêmement contraignante puisqu’elle nous empêche de mettre en oeuvre toute sorte d’activités qui apparaissent annexes mais sont en réalité essentielles pour la formation des élèves : nous n’avons en effet déjà pas le temps de traiter l’ensemble des programmes, donc il n’apparaît plus concevable d’user notre liberté pédagogique pour étudier l’actualité (une activité qui intéresse généralement beaucoup les élèves et les sensibilise à des pratiques qui sont rarement les leurs) ou pour même faire des visites d’entreprises ou d’autres types de lieux qui seraient intéressants pour des citoyens (comme des tribunaux, ou même des universités !).
Je vous parlais également de la réforme des épreuves du baccalauréat, qui vient en quelque sorte concrétiser ou parachever cette architecture, cette nouvelle logique de l’enseignement des SES. Les consignes encadrant la conception des nouvelles épreuves interdisent tout d’abord désormais les sujets de type « débat ». C’est-à-dire qu’il ne faut pas des sujets où l’on demande de montrer les limites d’un phénomène, d’examiner de manière un tant soit peu dialectique un certain nombre de questions. Mais au contraire, il s’agit de « démontrer que », de « montrer que », donc d’être plutôt dans le récitatif.
De même, la nouvelle épreuve composée introduit des questions dites de « mobilisation de connaissance », autrement dit de récitation de cours, ce qui va totalement à l’encontre de l’esprit original des SES. Sachant que nous n’avons pas à réciter des cours, à faire du cours magistral avec nos élèves, mais à leur faire comprendre des notions. Et les notions comme celle d’utilité sont très complexes à définir, elles ne sont surtout pas univoques.
Et là, on a aussi alerté à l’APSES sur le fait qu’il allait être très compliqué de corriger ces épreuves et en particulier d’harmoniser les corrections au baccalauréat, puisque chaque enseignant va de toute manière faire passer différemment ces notions-là.
Voilà sur cette question de l’utilité, vous voyez bien cette espèce d’abdication, entre guillemets, de l’esprit critique. Encore une fois, esprit critique, c’est être capable de faire le tour d’une question, ce n’est pas nécessairement d’être un méchant gauchiste radical qui est contre le monde de l’entreprise, contre le marché (comme on essaie de nous caricaturer). Je ne sais pas si vous avez vu le récent entretien de Charles Beigbeder pour le site « Altantico » le 30 mars dernier, qui est un bon révélateur de cette représentation très caricaturale que certains cultivent et véhiculent des professeurs de sciences économiques et sociales, et de l’APSES en particulier. Mais voilà, pour nous développer l’esprit critique signifie simplement accepter un pluralisme théorique, accepter l’utilité de croiser les disciplines pour aborder un certain nombre d’objets.
Pour vous en convaincre et pour répondre à la deuxième question qui était posée par les organisateurs de cette table ronde, à savoir : est-ce que les recherches en sciences sociales doivent et peuvent répondre à des besoins économiques, politiques et sociaux ? La réponse est très clairement « oui » en ce qui nous concerne. La question est également de savoir comment. Il est effectivement, très important de s’interroger comme on le fait depuis ce matin : sur la production des connaissances, mais également sur leur utilisation, sur leur diffusion au plus grand nombre (cette après-midi, on aura une deuxième table ronde sur le rôle des médias et de l’édition, qui malheureusement sont aussi assez mal en point). Mais je crois que cette question-là est également fondamentale. Malheureusement, on y retrouve cette injonction à l’urgence dont je parlais dans les programmes scolaires, mais qui est une accélération qui concerne la société de manière beaucoup plus large, et tout particulièrement le temps médiatique et celui de la lecture. On constate une focalisation sur les résultats de la recherche plutôt que sur les méthodes qui ont conduit à leur établissement. Comme dit l’adage, « quand le sage montre la lune, l’idiot regarde le doigt »… Là aussi, nous avons de moins en moins de temps pour former nos élèves aux méthodes d’enquête ou en tout cas de les sensibiliser à ces questions-là, à des questions épistémologiques. Il n’en est plus question maintenant, on peut seulement leur faire ingurgiter les résultats en affirmant que « telle recherche a montré que ». Les médias n’arrêtent pas de nous donner certains résultats plus ou moins scientifiques en pâture, mais sans nous faire réfléchir à la manière dont sont produits ces derniers. La vogue des sondages, comme l’ont montré entre autres Alain Garrigou et Patrick Lehingue, constitue un bon exemple de cette tendance.
Pour prendre deux exemples qui montrent justement toute la pertinence du projet des SES à l’heure actuelle, on peut évoquer en premier la crise financière, économique et sociale que nous traversons. Les élèves sont très en demande d’éclairages sur le sujet, pour comprendre ne serait-ce que ce qui se passe à Chypre. Et nous sommes obligés de leur rétorquer : « Non, on n’a pas le temps, on ne peut pas en parler ». Et en classe de 1ère : « Non non, on va vous faire les courbes d’offre et de demande sur le marché néoclassique – qui sont totalement irréalistes, mais ce n’est pas grave, c’est cela qu’on doit vous enseigner, c’est cette doxa-là. Et on n’a pas le temps de revenir sur la réalité qui vous préoccupe ». Donc nous sommes incapables de répondre à leur curiosité pour ces sujets-là, pourtant évidemment essentiels.
Deuxième sujet que l’on ne peut prendre en compte – malheureusement d’actualité en ce moment –, celui des statistiques de la délinquance. Nous sommes en effet un certain nombre à être interpellés par les élèves à propos d’un ouvrage douteux largement publicisé, La France orange mécanique. Il s’agit essentiellement d’une litanie de faits divers qui sont accolés les uns derrière les autres et qui produisent ainsi un certain effet d’effroi, mais derrière lequel il n’y a aucune enquête sérieuse et une utilisation complètement déformée des statistiques.
Et dans ces deux cas-là, on voit bien l’utilité également de croiser justement les disciplines, d’utiliser les éclairages des différentes disciplines. Pour revenir sur la délinquance, bah on ne comprend pas justement ces « affrontements » sur les « vraies » statistiques de la délinquance si on ne voit pas derrière par exemple le poids d’un certain nombre d’entrepreneurs de morale, comme Alain Bauer, dirigeant d’une firme de conseil en sécurité, « AB Associates », et qui est également bien positionné dans les champs politique et académique – je vous renvoie notamment aux écrits de Laurent Mucchielli à son égard.
Pour conclure, je crois que cette notion d’utilité ne doit pas être écartée, mais au contraire réappropriée. Il est urgent, si l’on peut dire, de sortir du court-termisme et d’une logique de l’urgence pour se demander : « Quelle est la finalité de notre enseignement ? Quel type d’élèves veut-on former, quel type de citoyens veut-on former ? ». D’abord des travailleurs dociles qui seront les plus efficaces possibles ou plutôt des citoyens réfléchis et dotés d’une véritable culture économique et sociale ?
Questions
16h00-17h15 – TR4 : Diffuser les sciences sociales: quels médias, pour quelles collaborations ?
Les chercheurs élaborent entre pairs un savoir qui vise à être publié. Cette médiatisation s’adresse aux pairs, mais aussi aux étudiants et aux publics désireux d’apprendre. On privilégie donc le livre, les maisons d’édition scientifique, les collections in extenso. En principe, car les faits sont moins simples. Les éditeurs exercent dans un marché sous tension où la question est moins de faire des profits que de survivre. Certains chercheurs s’adressent aussi aux médias grand public pour lancer l’alerte sur les résultats de leurs enquêtes. Les médias sont parfois envisagés comme des recours dans les conflits qui opposent les universitaires à leurs autorités de tutelle. La question des médias nous est donc apparue comme un point de débat essentiel dans l’exercice des sciences sociales aujourd’hui.
Pierre Mounier (Cleo)
Alain Oriot (Éditions du Croquant).
Je n’ai pas fait de cursus universitaire. Quand on posait la question « pourquoi les sciences sociales, à quoi ça sert ? » D’origine prolo, militant depuis longtemps, je suis tombé sur le bouquin La distinction de Bourdieu et ça m’a permis de comprendre ce que je vivais vraiment, les souffrances que je pouvais subir en tant que salarié. Pour moi, les sciences humaines servent à quelque chose directement… dans ma vie, ça a été le cas.
Pour les maisons d’édition en sciences sociales, il y a une baisse de chiffre d’affaires, des ventes et de diffusion globalement.
Les Éditions du Croquant
J’avais mesuré dans les années 60-70 le trou, la béance qu’il y avait entre les discours militants (que je portais aussi à l’époque) et la production de la recherche en sciences sociales. Il y avait une incompréhension de ce qu’on voulait changer, de ce qu’on désirait changer. Une incompréhension des mécanismes sociaux, etc.
Mon objectif, était de créer un passage entre les deux, entre la production de la recherche en sciences sociales et ce qu’on pourrait appeler les mouvements sociaux. J’ai créé les Éditions du Croquant en étant dans le petit groupe Raisons d’agir qui était autour de Bourdieu à l’époque. On a démarré il y a 12 ans maintenant.
Les éditions sont une coopérative de lecteurs, d’auteurs et d’éditeurs… et vous êtes cordialement invités à y entrer. J’ai travaillé pendant 25 ans pour les grandes maisons d’édition comme prestataire extérieur. Puisqu’il y a eu toute une période où les éditeurs sous-traitaient à l’extérieur de plus en plus la fonction éditoriale, en tout cas une partie de la fonction éditoriale. Ça s’est généralisé maintenant à la fabrication : quasiment toute la fabrication est sous-traitée extérieurement. Alors qu’avant, la tradition était qu’on fabriquait en interne. C’est l’évolution économique contemporaine. À l’intérieur des maisons d’édition, c’étaient les éditeurs qui décidaient si on sortait un bouquin ou pas, maintenant ce sont les directeurs financiers qui décident. L’impact financier devient primordial par rapport au contenu. Et c’est ce qui m’a décidé à créer cette maison d’édition.
Pourquoi en forme coopérative ?
Il faut savoir aussi que dans le petit monde de l’édition, on est un des pays les plus concentrés en terme capitalistique. Vous allez dans une librairie, il y a 85 % des titres qui sont édités par cinq groupes dont deux qui se partagent le plus gros gâteau, puis trois groupes plus petits. Ces cinq groupes continuent d’acheter les petites maisons d’édition qui démarrent, qui fleurissent, et puis qui ont des difficultés de diffusion. Donc c’est la raison pour laquelle j’ai choisi la forme coopérative, parce qu’une coopérative ça ne se rachète pas, légalement c’est impossible.
Et puis la deuxième chose que je voulais différente de ce que j’avais vécu dans les maisons d’édition (traditionnellement les éditeurs ont des directeurs de collection qui proposent des manuscrits, puis il y a une négociation entre l’éditeur et le directeur de collection). N’étant pas compétent pour décider de la véracité et de scientificité d’un texte, je n’ai pas cette prétention-là, j’ai proposé qu’on fonctionne avec des comités éditoriaux, avec un travail collégial. Le premier créé a été le groupe Savoir/agir (qui s’appelait “Raisons d’agir” avant, puisqu’il était fait des membres de l’association Raisons d’Agir). Il y a quelques personnes ici qui en font partie. Et là on discute des textes, on étudie les propositions ou quelquefois on sollicite des auteurs dont on sait qu’ils travaillent sur tel sujet parce qu’on pense que ce sujet est intéressant à développer dans le moment. On travaille avec l’auteur et puis c’est un travail vraiment collectif de critique du texte… Un peu comme vous travaillez dans vos pratiques scientifiques ; il y a un débat autour du sujet et on essaye de faire d’une thèse un livre ; on essaie de faire en sorte que le texte soit accessible, c’est tout le travail de mise en forme qui n’est pas simple parce que souvent les universitaires sont formatés à employer un jargon professionnel, à une structure du propos très académique … on passe d’une thèse de 1000 pages à un bouquin de 250 pages. C’est toujours sujet à débats, et c’est compliqué.
Pourquoi c’est difficile d’être édité aujourd’hui ?
Il y a des gens qui disent qu’on peut de moins en moins être édité… Je pense au débat qu’il y a eu au sein de l’association Champ libre aux sciences sociales, puisque j’imagine que vous serrez contactés ou vous êtes cordialement invités à cette initiative qui est signée par 250 chercheurs. (On va sortir un manifeste en juin pour Champ libre.)
Je pense qu’il n’y a jamais eu autant de textes produits en termes de nombre de titres. Pas seulement dans les sciences sociales. Globalement, il y a 285 titres à peu près qui sortent par jour, tous éditeurs confondus. Il y a une progression de 5-6 % par an du nombre de titres (doublement en 15 ans). Ça a des conséquences.
La première raison est l’augmentation de la production de connaissances. Mais il y a aussi une autre raison qui est plus structurelle à l’édition. Je travaillais à une collection chez Gallimard, les premiers tirages étaient de 15 000 exemplaires quand j’ai commencé, il y a 15 ans… trois ans après, ils tombaient à 3 000 exemplaires.
L’éditeur voyant sa première mise en place diminuer (ce qu’on appelle la mise en place en librairie, ce sont les commandes des libraires dès la parution), il est tenté de multiplier le nombre de titres pour conserver son chiffre d’affaires. Mais la multiplication des titres est une fuite en avant, et il y a des goulots d’étranglement dont la librairie. Le libraire a un capital limité pour acheter ses bouquins, il a une place limitée pour exposer les livres. Avec la multiplication du nombre de titres, les livres roulent de plus en plus vite en librairie, ils y restent de moins en moins longtemps. Ça a une autre conséquence, c’est qu’il y a une pression énorme vis-à-vis des médias… il faut faire un travail auprès des médias qui est de plus en plus important pour faire connaître l’ouvrage et dans un laps de temps plus court. Ma collègue de gauche peut-être en sait quelque chose. Il y a une pression des attachés de presse pour qu’on parle de ce livre absolument, parce que c’est crucial, il faut que dans les trois mois le bouquin soit vendu.
Donc on rentre dans une sorte de cycle infernal qui est largement produit par les éditeurs.
Pourquoi peut-on produire plus de bouquins à des tirages plus faibles ?
Les gains de productivité sur l’édition ont été colossaux en 30 ans. C’est ahurissant. Quand j’ai commencé le métier dans l’édition, on mettait un mois et demi pour fabriquer un bouquin. Maintenant, on met trois jours pour la maquette et trois jours pour l’imprimer. Je ne parle pas des postes fixes comme la correction, la préparation de copies. Les prix de fabrication ont considérablement baissé. Ça a permis effectivement qu’on sorte de plus en plus de titres… et cette production noie les libraires et noie le lectorat. On en arrive à une sorte de spirale infernale dont on ne sait pas trop comment sortir.
Nous sommes quelques éditeurs à essayer de limiter le nombre de titres, c’est-à-dire, pour nous aux éditions du Croquant, rester sur 15 titres et quatre numéros de revues (la revue Savoir/agir). Voilà, on essaye de limiter vu l’inflation du nombre de titres qu’il y a aujourd’hui.
Isabelle Rey (Le Monde),
Questions
- 17h15-18h : Conclusion
De quels moyens d’action dispose la communauté scientifique pour garantir des conditions favorables à la formation et à la recherche en sciences sociales, tout en leur permettant d’entretenir avec leurs publics des relations fructueuses et respectueuses de leur autonomie ?
- 18h : Pot de clôture offert par l’AECSP