On va commencer par une citation de Pierre Bourdieu, qui disait à propos des philosophes : « S’il y a une chose que nos philosophes (…) ont en commun, par delà les conflits qui les opposent, c’est cet excès de confiance dans les pouvoirs du discours ».
Comme en SHS on est tou·te·s un peu des philosophes, ou qu’on appartient à des disciplines qui en sont issues historiquement, il faut prendre cet avertissement pour nous tou·te·s. Le langage c’est les armes de nos batailles académiques, et les mots sont importants, mais dans le monde réel et le contexte actuel ce sont des armes largement inopérantes.
De manière générale, le choix d’une stratégie dépend du contexte et des forces en présence.
Nous faisons le constat que la situation actuelle est très simple, qu’on est face à un gouvernement qui se moque du jeu politique ordinaire et de la menace d’une alternance gauche/droite, et qui a une stratégie de rouleau compresseur, et qui ne veut rien discuter. On a essayé, en faisant du lobbying classique, des RDV au ministère, des tribunes, etc., ils n’en ont rien à faire. On le voit bien aussi la réponse du gouvernement aux manifestations du samedi pour le pouvoir d’achat et les services publics : des blindés, du LBD40, et la promesse de toujours plus de violence. Donc pour nous le constat est clair : ces gens sont des brutes. Austin parlait de « quand dire c’est faire », mais pour nous, dans un tel contexte et sans doute du point de vue du gouvernement, « dire » ça revient à ne rien faire.
Quelles stratégies et modes d’action avons-nous à opposer ?
On voit 2 types de modes d’action, et de stratégies :
– La stratégie de conviction de l’opinion publique, pour faire pression sur le champ politique, avoir les parlementaires comme relais, les futures élections comme moyen de pression. Concrètement, dans l’ESR, en se plaçant exclusivement du côté des personnels, ça se traduit en des textes publics, des rassemblements, des grèves pédagogiques, etc. On voit bien que ça ne marche pas, ou alors seulement à la marge, et que cela ne suffit pas à menacer les projets du gouvernement.
– La stratégie de blocage de l’économie et des flux, dans notre cas de l’économie et des flux de diplômes. Cela peut être à même de faire reculer le gouvernement, ou encore mieux d’obtenir des avancées.
Donc pour nous, les tribunes, les motions, les pétitions, les rassemblements ou les manifestations, ça ne marche pas. Il faut en prendre acte. Les textes c’est bien, mais personne à part nous ne les lit, et même pas toujours nos collègues. Les manifestations, presque plus personne n’y va, parce que presque plus personne n’y croit.
Cela ne signifie pas que ces modes d’action ne servent à rien, ils sont importants pour commencer à construire des mobilisations, mais il faut aller plus loin. Ils ne doivent pas être exclusifs d’autres, qui renvoient davantage à la cessation du travail, à l’arrêt du fonctionnement routinier de nos institutions, bref à la grève.
Comment pouvons-nous faire à notre échelle pour être efficaces ?
En tant que jeunes chercheur·e·s, c’est à dire doctorant·e·s et docteur·e·s sans poste fixe, on croit dans la rétention des notes coordonnée nationalement comme mode d’action. Cela pourrait permettre d’enrayer le fonctionnement routinier de l’université, de bloquer les flux de délivrance des diplômes, en bref instaurer un réel rapport de force à l’échelle au sein de notre institution, et provoquer ainsi des nuisances qui permettraient de se faire entendre. Cela avec mot d’ordre clair : université ouverte, et des moyens pour le service public. Pour cela il n’y a pas besoin de tout le monde, mais principalement de solidarité et de protection pour celles et ceux qui la font – et le soutien des EC sur ce plan peut être crucial –, peu coûteux.
D’autres modes d’action s’en approchent : non délivrance des diplômes; grève des examens; et plus largement grève des tâches administratives qui nécessiteraient pour être mises en application la participation de l’ensemble des personnels enseignants.
Il faut dédramatiser les conséquences éventuelles de tels modes d’action pour celles et ceux qui les mettent en oeuvre. Trop souvent on a été timoré, mais la situation est telle, et l’obstination du gouvernement dans son projet si forte, que nous ne voyons pas d’autres possibilités si nous voulons sauver le service public universitaire, car c’est ce qui est aujourd’hui en jeu. Dans d’autres secteurs d’activité, les agents se posent moins de questions : Les cheminot·e·s se mobilisent en bloquant les flux de passagers, les routier·e·s en bloquant les flux de circulation et de carburant ; nous, nous pouvons et devons bloquer les flux de diplômes.
Certes, il peut y avoir de la répression, mais elle varie selon le rapport de forces qui a pu être instauré en local et a fortiori en national, et selon la solidarité dont on arrive toutes et tous à faire preuve entre nous. Pour les jeunes chercheurs, la situation est de toute façon claire : les postes de permanents se font de plus en plus rares, nous ne pouvons plus supporter une pareille mise en concurrence, dans de telles conditions, pour une issue de plus en plus incertaines, et encore moins s’il s’agit d’exercer notre métier devant des étudiant·e·s qui auraient été sélectionné·e·s par l’argent.
On peut avoir affaire à des discours délégitimant du type « il ne faut pas prendre en otage les étudiant·e·s » ou les autres catégories de personnel. Mais faisons un parallèle avec les grèves dans les transports pour défendre des acquis sociaux pour toute la population, comme le droit à la retraite. La grève c’est un moment pénible pour tout le monde, mais nécessaire pour arriver à améliorer une situation ou éviter une dégradation pour tout le monde. Oui s’il y a rétention des notes ça créera des perturbations, on l’assume et c’est même l’objectif, et le prix à payer pour défendre un enseignement supérieur gratuit pour tou·te·s. La responsabilité de la hausse des frais et de ses conséquences c’est au gouvernement de l’assumer. A nous toutes et tous d’assumer également nos responsabilités pour empêcher un tel projet d’advenir.