Depuis environ un an nous réfléchissons à écrire un texte portant sur les formes de mobilisation de nos collègues titulaires. D’un côté, l’ovni que constitue le dernier communiqué de RogueESR nous laisse pantois. De l’autre il nous offre une occasion de réfléchir au fonctionnement de notre milieu et à ce qui entrave nos mobilisations collectives.
Des mobilisations en ligne isolées peuvent-elles dissoudre un mouvement ?
Rappelons le contexte. En novembre et décembre, des mobilisations pour l’emploi scientifique se montent : une journée à l’EHESS le 16 novembre, et un envahissement du CA du CNRS le 13 décembre, co-organisés par les organisations de jeunes chercheur·se·s (ANCMSP, CJC) et des syndicats de titulaires (CGT-FERC, SNCS, Sud Recherche) ; et une tribune dans Le Monde le 1er décembre signée par plusieurs directeur·e·s d’UMR. Le 2 décembre, RogueESR lance sa pétition, qui recueillera 12023 signatures. Donc des initiatives un peu dispersées mais sur le même thème, un bon début. Suite à cela, RogueESR se fait inviter en janvier par le cabinet de la Présidence de la République, qui leur offre une photo sur Twitter, et une visite des bureaux de Mme Vidal, ministre de l’ESR, et de M. Petit, PDG du CNRS. Les syndicats sont laissés sur le carreau et ne réagissent pas, à notre connaissance, ce qui ne cessera de nous étonner. De notre côté, nous avons écrit à RogueESR afin de se voir et réfléchir à fédérer les initiatives, ils nous ont répondu par la négative, suggérant qu’ils et elles allaient se débrouiller tou·te·s seul·e·s. Ensuite RogueESR a lancé un questionnaire express, pour mobiliser et préparer un blocage du CNRS, auquel semble-t-il plusieurs milliers de personnes ont répondu favorablement. Après cette entrevue à l’Élysée, ses animateur·trice·s ont invité en février un membre du cabinet de l’Élysée à un séminaire. Nous apprenons vendredi que RogueESR constate avec tristesse n’avoir rien obtenu et, de dépit, stoppe ses activités. Donc en résumé, une stratégie qui s’est résumée à s’arroger la tête d’une mobilisation prometteuse, faire signer une pétition à plus de 12000 personnes, y ajouter un questionnaire, se mettre en scène, tout cela pour un séminaire et un texte las appelant, pour « se préserver et s’auto-défendre », à « tourner le dos à ces gens qui pensent que dialoguer, c’est les écouter soliloquer sur ce qu’ils imaginent être les mondes académiques et de la recherche. Habiter nos métiers, ceux qui permettent de dire le vrai sur le monde, et préserver l’intégrité de nos pratiques. Cultiver une éthique de la frugalité ».
Nous nous sommes dit que le ridicule et la honte devaient être suffisantes pour qu’on n’en rajoute pas une couche. Et puis, on aimait bien RogueESR, qui avait une fraîcheur de ton, un humour et une indépendance intéressantes. Même ce questionnaire étrange, comme moyen de construire une mobilisation de blocage du CNRS, on s’est dit pourquoi pas. Mais alors que le dernier communiqué de RogueESR appelle chacun·e à l’expression de ses sentiments de colère, ceux des jeunes chercheur·se·s s’avèrent plutôt mécontents suite au communiqué du collectif. Voici quelques réactions lues depuis vendredi :
- LOL de grands chercheurs découvrent l’évidence même : c’est le nombre, l’organisation et la force qui en résulte qui font le succès. Votre échec, on vous l’avait prédit dès le premier jour. Vous avez fait le tour des ministères, visité le palais de l’Élysée, le buffet était bon mais on ne peut rien faire. Ciao et bon courage aux jeunes chercheurs. Lamentable.
- Le communiqué de RogueESR est hallucinant. « On a foncé tout seul, on a raté notre coup, tant pis démerdez-vous maintenant avec votre éthique de la frugalité. » Y’avait pas des centaines de personnes qui avaient dit être prêtes à occuper le CNRS dans la pétition ? En toute logique c’était l’étape suivante à laquelle il fallait appeler !!
- Mais du coup prendre soin de nous c’est quoi ? C’est qui « nous », ceux qui ont déjà un poste ? Ok pour constater l’inefficacité des mobilisations en ligne, on le savait déjà… On peut peut-être enfin parler de la grève ?
- Au nom de quel droit enjoignez-vous les collègues précaires à vivre d’une « éthique de la frugalité », quand votre collectif est composé d’universitaires bien en place, qui ont les moyens de conduire leur recherche dans de bonnes conditions ?
- Et le collectif RogueESR décide donc de… lâcher l’affaire face au mépris gouvernemental et celui de la direction du CNRS. Je rappelle que ce collectif avait lancé un sondage notamment sur les moyens d’action à employer et ne se donne même pas la peine d’en livrer les résultats.
- Prétendre avoir fait le tour de la lutte en ayant dialogué avec la ministre et le directeur du CNRS, fait des pétitions et écrit des tribunes, c’est, de la part de titulaires, un signal d’une lâcheté et d’une violence dont vous ne semblez pas mesurer l’ampleur.
Parallèlement à cela, nombreuses sont les réactions de collègues titulaires d’un tout autre ordre, vantant l’action du collectif ces derniers mois, sa stratégie, et la qualité de son dernier communiqué, massivement relayé chez ces derniers. Certains vont jusqu’à dire que « tout a été essayé », se laissant aller à un fatalisme béat qui s’apparente au mieux à une rhétorique conservatrice.
Bref, des chercheur·se·s confirmé·e·s en science politique, en sociologie, et en d’autres disciplines, se sont concrètement heurté·e·s au néolibéralisme, au fait que ce gouvernement a un programme (nous diffusons la note de M. Gary-Bobo dans les Macron Leaks depuis un an et demi), et à la suite d’une entrevue infructueuse en cabinet abandonnent le navire dont elles et ils avaient revendiqué le leadership. Comme s’il était possible de prendre au sérieux les enjeux en faisant fi des situations invivables des collègues jeunes chercheur·se·s, et en se contentant d’appeler, pour soi, au repli dans l’exercice de son métier comme manière de lutter, alors que beaucoup en sont justement empêché·e·s.
De l’esbroufe militante comme instrument de gouvernement dans l’ESR ?
Réfléchissons-y un moment. Comment cela est-il possible, sociologiquement et politiquement ? Qu’est-ce que cela dit de notre milieu ? Esquissons quelques pistes.
Premièrement, sans doute sommes-nous particulièrement vulnérables au syndrome du bon élève, bouffi·e d’orgueil par le système scolaire au point de croire dans le pouvoir prométhéen de ses idées et de son éloquence. Une visite en cabinet ministériel (dans les conseils d’université ça marche aussi) est au moins un bon dégrisant, et on sait gré à RogueESR d’être honnête sur ce point. Mais des prises de contact avec les interlocuteurs institutionnels à qui on veut demander de l’argent, c’est le strict minimum. Bien sûr, il est pénible d’être renvoyé·e·s à chaque fois à notre poids politique dérisoire, mais il est nécessaire de surmonter la déception pour réfléchir et agir avec un minimum de réalisme et de cohérence, ne pas abandonner quand le gouvernement dit non, mais trouver des moyens pour le forcer à dire oui.
Deuxièmement, nous aimerions questionner la rentabilité, en termes de carrière individuelle, de la visibilité militante. Pour citer un texte lu récemment, « notre ère est celle de l’intellectuel néolibéral : pris dans une économie de la citationnalité, souvent obsédé par sa visibilité, il se veut aussi, surtout dans le domaine des sciences sociales, un dénonciateur ironique de ce système. Un révolutionnaire néolibéral, en quelque sorte… ». Il y a une gradation dans l’investissement dans ce jeu, et selon nous il peut se mesurer au degré de mise en scène individuelle et de personnalisation de l’action militante. De plus, on observe une pluralité de stratégies militantes parmi nos collègues titulaires. Certain·e·s sont sincères et séparent clairement le militantisme du scientifique – et nous classons globalement RogueESR dans cette catégorie. D’autres en revanche combinent un affichage de positions engagées, tout en ayant des pratiques militantes inconséquentes et des pratiques professionnelles parfois très douteuses ; l’affichage d’un fort engagement personnel peut servir à maquiller ces pratiques et se racheter une vertu à peu de frais.
Troisièmement, au niveau collectif, il y a un intérêt proprement politique de titulaires et de leurs organisations à se contenter de faire de l’esbroufe militante, c’est-à-dire faire mine de se mobiliser, d’afficher un soutien à des causes qui ne les touchent qu’indirectement, tout en ne faisant pas grand chose en pratique. Cet intérêt, c’est de prendre et garder le leadership des mouvements, avoir le quasi monopole de la parole, et déléguer le travail militant effectif aux jeunes chercheur·se·s et aux étudiant·e·s. Donc de continuer à faire les profs dans l’espace militant, et à soumettre les intérêts des jeunes chercheur·se·s et des étudiant·e·s aux leurs – ce qui veut dire ne pas vraiment lutter contre l’explosion des vacations ou des frais d’inscription, pour ne prendre que deux exemples récents. Les mobilisations contre la LRU, qui est la loi qui définit le cadre dans lequel nous nous trouvons, en sont un bon exemple : en 2009 un front unitaire s’est constitué avec les étudiant·e·s, les jeunes chercheur·se·s et les EC, mais dès que les EC ont eu satisfaction pour leurs revendications, ils ont abandonné le mouvement. Il en est allé de même l’an dernier contre ParcourSup : la Coordination nationale des universités, rassemblant des représentant·e·s de 38 établissements de l’ESR, de mouvements locaux et d’organisations nationales, a voté le 5 mai 2018 la grève, sans un grand enthousiasme des représentant·e·s des syndicats de titulaires. Qui ensuite n’ont rien fait pour la mener, mettant un terme au mouvement. Nous considérons que l’esbroufe militante est un obstacle aux mobilisations efficaces dont pâtit l’ESR, et nous luttons contre. Notons que les jeunes chercheur·se·s ne sont en rien immunisé·e·s de ces stratégies délétères : vu la propension au mimétisme avec certain·e·s titulaires, cette question nous concerne collectivement tout autant.
Et maintenant ?
Revenons maintenant aux mobilisations pour l’emploi scientifique. Maintenant, que faire ? Après tout, l’initiative de RogueESR avait sa logique, et comme l’expriment de nombreux·ses collègues non-titulaires, celle-ci est de continuer et d’organiser un blocage du fonctionnement du CNRS. La principale erreur de RogueESR dans cette histoire, de notre point de vue, est d’avoir fait cavalier seul, ce qui a fait perdre deux mois à la mobilisation. Mais la situation reste aussi catastrophique qu’il y a deux mois. Désormais RogueESR déclare être disponible pour aider d’autres mobilisations, ils et elles seront toujours les bienvenu·e·s. Il nous semble indispensable de se rassembler avec toutes les organisations syndicales, les associations, collectifs, et les collègues motivé·e·s pour faire le point sur les mobilisations en cours et discuter des modes d’action à envisager, au-delà des pétitions et tribunes. Un mouvement rassemblant les universitaires et les chercheur·se·s, centré sur l’emploi scientifique, est plus que nécessaire. Pour notre part, nous sommes en dialogue régulier avec les organisations syndicales et une multitude d’associations et de collectifs de jeunes chercheur·se·s que nous travaillons à fédérer, et nous allons continuer à œuvrer dans cette direction.
Le bureau de l’ANCMSP