La grève oui, mais quelle grève ? A propos de la rétention des notes comme mode d’action universitaire

Communiqué de l’ANCMSP – 20 novembre 2020

Ce texte se veut une contribution au débat initié par la rédaction d’Academia sur la rétention des notes, et plus généralement sur les moyens d’action dans l’Enseignement supérieur et la recherche (ESR). Cette contribution nous semble d’autant plus importante que ce débat sur le répertoire d’action constitue un véritable marronnier des mobilisations universitaires, en particulier sur la question de la grève et la définition de ses formes légitimes. Elle nous semble également importante compte tenu des mobilisations passées, qui n’ont pas beaucoup produit de victoires ces dernières années sur le plan national (sinon aucune). Disons le d’emblée : l’ANCMSP est en désaccord complet avec la position d’Academia sur la rétention des notes, pour les raisons exposées ci-dessous.

Précisons que l’ANCMSP est une association qui représente les intérêts des non-titulaires de l’ESR, principalement de science politique. Pour rappel, selon les chiffres du Ministère en 2020, l’ESR compte 62 500 enseignant·e·s-chercheur·e·s (EC) titulaires pour 19 000 EC non-titulaires et 130 000 vacataires. Si la Loi de Programmation pour la Recherche (LPR) affecte tous les personnels universitaires, il nous semble que les non-titulaires sont encore plus touché·es, puisque cette réforme hypothèque directement leur futur dans ce secteur professionnel. Nous souhaitons donc ici présenter un point de vue porté par des non-titulaires, pour défendre leurs intérêts.

Disclaimer pour âmes sensibles : puisqu’on nous a signalé que certains des points et certaines des formulations de ce communiqué sont injustes, risquent de démobiliser les personnes engagées, ou témoignent d’une méconnaissance des conditions de vie et de travail des enseignant·e·s chercheur·ses titulaires, nous souhaitons affirmer :

  • Ce communiqué n’est pas une attaque personnelle, mais une contribution à la réflexion sur les moyens de l’action collective.
  • Non, tou·te·s les EC titulaires ne sont pas des jaunes. Si vous lisez ce communiqué et vous interrogez sur les modes d’action, vous faites déjà probablement partie des plus mobilisé·e·s. Cependant, nous remarquons, et très régulièrement, des situations qui vont de la non-mobilisation des EC, jusqu’aux pressions et intimidations sur les doctorant·e·s et docteur·e·s sans poste.
  • Il ne s’agit pas d’exacerber une lutte des non-titulaires contre les titulaires, mais de souligner la division du travail militant et des revendications. Les modes d’action dont disposent les plus précaires relèvent d’un répertoire d’action universitaire au sein duquel la légitimité des manières de se mobiliser est le plus souvent évaluée par les titulaires. Nous revendiquons donc également notre légitimité en la matière.
  • Les conditions matérielles d’exercice du métier d’EC titulaire sont loin d’être idéales. Cependant, la situation des doctorant·e·s et docteur·e·s sans poste est objectivement plus difficile. Pour ces dernier·ères, la mobilisation peut se payer au prix fort, via des mesures de rétorsion mettant en péril l’entièreté de leur carrière dans l’ESR. Un·e titulaire ne connaît pas (ou plus) les contrats courts, la précarité matérielle, le paiement sous le SMIC, les difficultés à toucher une allocation chômage, l’impossibilité de se projeter dans un avenir professionnel, etc.

Les mauvais arguments contre la rétention des notes

La rétention des notes s’apparente à une absence de service fait, les enseignant·es ne seront donc pas payé·es autant de jours que dure la rétention”. N’est-ce pas pourtant le principe même de la grève ? Notons pourtant que la grève des enseignements dans le supérieur est loin de donner lieu à des retenues de salaire systématiques, car les RH ne prennent le plus souvent pas la peine de relever les enseignant·es grévistes. Ce constat en appelle deux autres : 1) la grève des enseignements permet de dégager un temps précieux pour construire et publiciser la mobilisation (organiser des AG, participer à une manifestation, élaborer des argumentaires, etc.). En revanche, elle ne semble induire aucun effet bloquant, surtout lorsqu’elle est limitée dans le temps. Le fait que l’administration universitaire ne prenne pas la peine – dans la plupart des cas – de recenser les grévistes nous semble le meilleur indice de cette limite. Dès lors, un “écran noir” pendant cinq jours de grève des enseignements congés payés ne risque pas de faire beaucoup trembler le ministère et les directions d’université. 2) Dans un mouvement de rétention des notes, comme dans tout mouvement de grève, il est aussi possible de négocier à la fin du conflit le paiement des jours de grève. Il est également possible de mettre en place des caisses de grève, par le biais des syndicats et des comités de mobilisation.

La rétention des notes pénalise les étudiant·es ”. D’abord, cet argument de non-mobilisation “par souci des étudiant·es” nous apparaît quelque peu hypocrite, lorsque l’on se souvient de l’apathie (il y a bien sûr des exceptions) de la plupart des enseignant·es-chercheur·es lors de “Parcoursup” et de “Bienvenue-En-France”, ou encore des mouvements étudiants contre la précarité fin 2019. Gagner la confiance des étudiant·es aurait sans doute commencé par se mobiliser de manière forte pour faire échec à ces réformes. Ensuite, à l’instar d’autres mouvements sociaux, tout est affaire de cadrage : défendre l’université, ses moyens, les conditions de travail de ses personnels, c’est aussi défendre son public, c’est-à-dire les étudiant·es, et la qualité de leur formation. Ainsi les cheminot·es ne défendent pas seulement leur statut ou leur retraite, mais un service public. Il s’agit donc de ne pas rejouer à l’université le discours des “usager·es pris en otage”, argument des briseur·ses de grève. Enfin, la rétention des notes n’a pas vocation à durer. Il s’agit d’une rétention et non d’une confiscation. Dans la pratique, les rétentionnaires communiquent les notes aux étudiant·es qui en font la demande, et produisent des certificats sur l’honneur de la note obtenue, afin de ne pas les pénaliser dans leur candidature à d’autres établissements et en master. A la fin d’une mobilisation, car son but est bien qu’elle se termine par une issue victorieuse, les notes sont rendues, les étudiant·es ont leur diplôme. A ce compte, quelques semaines de rétention contre une université cassée pour (et depuis) des années, le choix est vite fait.

Les bons arguments pour la rétention des notes

La rétention des notes possède un réel pouvoir de blocage de l’université. Si l’une des fonctions principales de cette dernière est de produire des diplômes, cette production s’arrête lors d’une rétention administrative des notes. En refusant de communiquer les notes à l’administration pour qu’elles soient validées en jury, on se donne donc les moyens d’instaurer un véritable rapport de force contre les présidences d’université, contre le ministère, contre les rectorats. Les vives réactions du ministère de l’Education nationale lors de la rétention des notes dans le secondaire pour le Bac 2019 en témoignent, ainsi que les exemples développés ci-dessous.

Un vrai pouvoir de blocage, même en cas d’action minoritaire. L’éternel débat sur le recours à la grève est celui de son taux de participation. Un trop faible nombre de grévistes ne permet pas d’instaurer dans l’immédiat un rapport de force. Mais aucun mouvement de grève d’ampleur n’a de chance de se développer si personne ne se lance. Le serpent se mord la queue. La rétention des notes possède cet avantage tactique indéniable qu’une participation même minoritaire suffit à bloquer la production des diplômes.

Des exemples de rétentions des notes qui ont donné lieu à des avancées

Rétention des notes à l’Université de Poitiers, au printemps 2019, menée par les vacataires de l’UFR de Sociologie contre les retards de paiement, avec le soutien de certain·es enseignant·es-chercheur·es titulaires (La Nouvelle République, 15 mars 2019). Ils et elles obtiennent leur mise en paiement et un engagement de l’université à mensualiser les vacataires à partir de la rentrée suivante (La Nouvelle République, 18 mars 2019).

Rétention des notes à l’Université Lyon II pendant plusieurs mois en 2014-2015, menée par des vacataires, doctorant·es et enseignant·es contractuel·les. Au printemps 2015, l’université annonce le remboursement des frais d’inscription pour les doctorant·es enseignant·es vacataires, la signature des contrats de travail des vacataires et leur paiement (LeMonde Campus, 12 mars 2014).

Rétention des notes à l’Université de Strasbourg en janvier 2019, menée par les vacataires de l’UFR Arts du spectacle, privés de contrats de travail et de rémunération pour certain·es depuis plus d’un an (Communiqué du 3 janvier 2019). L’université accélère alors les paiements, attribue des contrats, et met en place un groupe de travail pour revoir les processus de gestion, en particulier sur la question de la signature des contrats.

Rétention des notes pendant trois semaines en mai 2016 du collectif Mobdoc à l’Université Paris 1, rassemblant vacataires, doctorant·es et docteur·es sans poste. Elles et ils obtiennent le rétablissement de l’exonération des frais d’inscription pour les doctorant·es contractuel·les et un engagement pour une mensualisation des vacataires à partir de 2017 (Communiqué du 1er juin 2016).

Certes, à moyen terme, l’issue de ces mobilisations est souvent plus nuancée car les présidences d’université jouent la montre. La rétention est donc un instrument de pression pour que les établissements se saisissent de problématiques centrales. Lesquelles font rarement l’objet d’une concertation profonde et démocratique. Nombreux sont les établissements qui peinent à créer une concertation constructive, vectrice d’engagements, dont la mise en œuvre nécessite une vigilance constante, afin qu’il ne s’agisse pas de pieuses promesses. Toutefois, c’est le cas dans toutes les mobilisations, peu importe le moyen d’action employé. Sur le moment, les exemples ci-dessus montrent que les présidences cèdent bel et bien et que les rétentionnaires obtiennent des avancées.

Un clivage titulaires vs. non·titulaires

Notre expérience nous amène à constater que les oppositions à la rétention des notes proviennent surtout des enseignant·es-chercheur·ses titulaires. Pourquoi ? Parce que ceux-ci et celles-ci, au fond, ne sont pas disposé·es à prendre leur juste part des coûts de l’action collective. Ce sont à l’inverse surtout les enseignant·es et chercheur·es non-titulaires et précaires, dont des vacataires payé·es sous le SMIC, qui ont généralement recours à ce mode d’action – celui-ci étant parfois le seul à leur disposition. D’où ce paradoxe : pourquoi des titulaires payé·es deux, trois, voire quatre SMIC par mois, et surtout assuré·es de conserver leur poste, ne seraient pas en capacité d’assumer le coût d’une telle mobilisation ? Loin de nous l’idée de glorifier une perspective sacrificielle de l’action collective, bien au contraire. Simplement, il faut accepter que l’action collective a toujours un coût minimum pour les personnes mobilisées. Dans tous les cas, il est préférable d’être sincère, plutôt que de verser dans l’esbroufe militante.

Pire encore : dans les mouvements passés de rétention menés par des précaires, les pressions ne sont le plus souvent venues ni des étudiant·es, ni des personnels administratifs, mais des titulaires eux-mêmes ! Et ainsi vogue la galère de l’ESR : les plus installé·es et les plus protégé·es par leur statut se contentent d’actions peu coûteuses et récoltent les profits symboliques attachés à la posture de l’intellectuel·le engagé·e (sincère comme opportuniste, là n’est pas ici la question). Se succèdent tribunes dans Le Monde ou Libération, appels à pétitions, billets de blogs sur Médiapart ou La vie des idées, courriels indignés sur les listes de diffusion et les réseaux sociaux. Pour rappel, l’ANCMSP avait recensé 45 tribunes parues dans la presse contre “Parcoursup” entre janvier et septembre 2018, et 29 tribunes contre “Bienvenue-En-France” entre janvier et mi-février 2019. Le décompte reste encore à faire pour la LPPR, mais le cru promet d’être un beau millésime.

Dans les mouvements sociaux universitaires, outre les étudiant·es, doctorant·es et docteur·es sans poste, vacataires ou contractuels supportent à l’inverse des coûts de mobilisation bien plus élevés : difficultés financières, retard sur l’avancement de leurs recherches, mise en danger de leurs chances d’être reconduit·es ou recruté·es plus tard. Et ceci alors même que leurs revendications sont souvent invisibilisées au profit des causes les plus directement liées aux intérêts des titulaires. La question du CNU dans la LPPR en est un bon exemple. Si l’ANCMSP est favorable à son maintien, nous regrettons l’indignation sélective de certain·es collègues (de nouveau, il y a bien des exceptions), au sein comme en dehors de la discipline, bien plus prompt·es à s’époumoner “CNU-CNU-CNU” ou à entonner l’hymne de la “préservation du statut” (mais quel statut quand les contractuel·les représentent déjà un tiers des enseignant·e·s de l’ESR, sans même compter les 130 000 vacataires?), qu’à se mobiliser contre les statuts pourris, le sous-financement du doctorat, ou la rémunération discriminatoire via des bourses des doctorant·es étranger-ères.

Les controverses autour des modes de mobilisation renvoient donc à une division du travail militant qui elle-même repose sur des inégalités de statut et de conditions de travail. Ce débat dépasse le seul désaccord tactique et renvoie ainsi à des clivages profonds dans l’ESR. Nos intérêts objectifs ne sont pas identiques, même s’ils peuvent se recouper autour de la défense du service public universitaire et de la science.

Conclusion

Notre but n’est pas de porter aux nues la rétention des notes ou de jeter aux orties la grève des enseignements. L’une et l’autre ne sont pas des modes d’action exclusifs, mais complémentaires à d’autres, utiles et importants : citons les démissions collectives, la grève des tâches administratives, la manifestation, les blocages, la production d’argumentaires, la visibilisation médiatique, le plaidoyer, l’action juridique, les actions symboliques et coups de poing (occupations, envahissement, perturbations) des instances et événements officiels qui précisément se retrouvent pénalisées par la LPPR (signe sans doute de leur efficacité).

Jusqu’alors, les mobilisations dans l’ESR ne sont pas parvenues à combiner efficacement ces éléments. Nous pensons que la rétention des notes constitue une pièce cruciale pour la réussite de nos mouvements. A minima, on ne voit pas bien pourquoi il faudrait exclure a priori la rétention du répertoire d’action universitaire avant même de l’avoir vraiment essayée à une large échelle (les exemples décrits ci-dessus plaident en ce sens).

Nous redisons pour conclure notre volonté de contribuer à un débat stratégique, et non pas simplement de jouer au poil à gratter par plaisir. Notre objectif n’est pas non plus de semer la zizanie entre personnels titulaires et non-titulaires, mais bien de faire face aux clivages qui nous traversent, quitte à travailler à construire des points d’entente communs plus respectueux de nos intérêts respectifs. Certain·es et certain·s le font déjà, et nous les remercions pour leur engagement.

En guise de mots de la fin : du courage ! Syndiquez-vous, organisez-vous ! Et surtout : vive la rétention des notes !